70* ans de fragments

de Hannah Khalil

Traduit de l'anglais par Ronan Mancec

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : U.K.
  • Titre original : Scenes from 68* years
  • Date d'écriture : 2016
  • Date de traduction : 2018

La pièce

  • Genre : drame
  • Décors : 22 (maisons diverses, parc, épicerie, bureaux, voitures, campagne…)
  • Nombre de personnages :
    • 56 au total
    • 37 homme(s)
    • 19 femme(s)
    • Tous âges dont des personnages d’enfants. La foule à plusieurs reprises.
  • Durée approximative : 120 mn
  • Création :
    • Période : juillet 2016
    • Lieu : Arcola Theatre, Londres

Édition

Résumé

70* ans de fragments est une pièce éclatée en de multiples scènes éparpillées dans le temps : elle prend racine dans l’année 1948 et la création de l’Etat d’Israël en Palestine sous mandat britannique, et voyage jusqu’à aujourd’hui. L’astérisque du titre invite à mettre à jour, à chaque utilisation de la pièce, le nombre d’années depuis le début de l’occupation israélienne. Chacun des fragments, de longueurs variées, met en lumière des personnages palestiniens pris dans leurs rêves, leurs frustrations, la drôlerie et la cruauté de leurs situations : hommes, femmes, enfants, personnes âgées, au travail, à domicile en train de dîner, civils ou militaires… Le désordre apparent de l’ensemble s’organise peu à peu en une armature de quelques fils conducteurs. On suit les péripéties de personnages récurrents le temps de quelques scènes : pique-nique sous l’œil de la police, retours dans des maisons spoliées, attentes interminables au checkpoint, communications malaisées sur Skype… La pièce procède par effet papillon, réminiscences et leitmotivs. S’immiscent aussi les bruits de la radio et de la télévision qui donnent les nouvelles de la situation géopolitique. Les fragments ont tous pour arrière-plan le déchirement du territoire, les vies et les familles séparées hier et aujourd’hui, et racontent la difficulté de vivre en paix avec soi et les autres.

Regard du traducteur

Avec une grande économie de moyens, Hannah Khalil fait de nous les témoins de la vie au jour le jour en Palestine occupée, entre drôlerie et révolte.

Chèque scène offre un sujet d’étonnement et nous prend à rebours. Cela tient d’une part à la réticence de l’autrice à dévoiler trop rapidement les enjeux des situations : dans un monde où danger, menaces et rapports de force sont le lot quotidien, la vie des personnages pourrait basculer à tout instant. Cela tient ensuite à une maîtrise des bascules dramaturgiques : là où on pense qu’un épicier palestinien et un soldat israélien désœuvré sont en train de sympathiser, on comprend que seule la vénalité du premier les lie ; là où des indices laisseraient croire que nous sommes face à des terroristes, on découvre des jeunes gens qui s’organisent pour garder un semblant de normalité à leur vie, faire une fête, acquérir un téléphone portable… Hannah Khalil fait montre d’une grande maîtrise technique. Elle se joue avec brio de la temporalité. Ainsi une longue scène se retrouve fragmentée en plusieurs parties, ce qui crée sans cesse des effets de suspense et de ralentissement. Et des enjeux qui semblaient anecdotiques prennent, plus loin, une dimension cruciale.

Nous suivons les personnages dans différents cadres : vie professionnelle, vie privée, vie publique ou vie souterraine… La population est convoquée sur scène dans sa multiplicité et cela contribue à la teneur humaniste de la pièce : de quelque côté de la frontière que l’on se trouve, nous avons affaire avant tout à des êtres humains, avec leurs peurs, leurs lâchetés, leurs colères. Hannah Khalil se garde de juger les choix et les engagements de ses personnages. Si elle emploie naturellement le terme d’occupation pour parler de la Palestine d’aujourd’hui, les situations qu’elle développe empêchent tout jugement moral à l’emporte-pièce. A cet égard les quelques personnages juifs israéliens que l’on croise dans la pièce sont très intéressants. Le Soldat sympathique ou l’Habitant (d’une maison prise à une famille arabe de Jérusalem) sont avant tout des êtres humains, qui se débattent avec leurs petitesses et, malgré tout, leur désir de bien faire et d’être justes moralement.

C’est de manière oblique, en creux, que le politique s’exprime dans la pièce. La scène finale prend même une dimension parabolique, mettant en jeu un groupe militant, micro-diaspora arabe qui erre sur les routes depuis une cinquantaine d’années, à la recherche d’un village rasé de la carte.

70* ans de fragments démontre que le temps qui passe, les vies de famille qui naissent, l’amour et la foi tout à la fois rendent impossible la réconciliation entre Israël et Palestine, et amènent les humains à se parler, se fréquenter et s’aimer jour après jour. Malgré la déchirure de la guerre et de l’embargo, les expropriations, la dispute du territoire, la vie continue. Les vies que décrit Hannah Khalil sont pétries par le danger omniprésent, par la quête d’un ailleurs (qui peut passer par la fuite physique, les expériences limites ou encore la spiritualité), et la pièce ne se départ jamais d’un humour salvateur.