Silenciador met en scène deux policiers, l’un expérimenté, Santos, et l’autre novice, Manel, qui enquêtent sur un assassinat dans un monde légèrement futuriste. Le spectateur apprend très vite que l’auteur du crime n’est autre que Santos : le policier a obéi aux ordres de la « Voix », instance mystérieuse qui représente les autorités de la société répressive qui sert de cadre à l’action. L’enquête avance lentement, au gré des interrogatoires et des dialogues remplis de non-dits – Santos usant de l’ascendant qu’il a sur Manel pour brouiller les pistes. Il s’agit notamment d’en savoir plus sur Linda, épouse de la victime, qui se fait passer pour une mannequin de l’Est : la langue portugaise, qu’elle écorche volontairement pour tromper les enquêteurs sur sa véritable identité, vise à provoquer le rire du spectateur. Dans quelques monologues, Santos et Manel font part de leurs commentaires sur l’enquête. Le premier s’imagine en homme puissant, s’inquiète de la perspicacité de son collègue tout en lui enviant une pureté d’âme qu’il a perdue ; le second s’entretient avec sa femme au téléphone, lui dit son admiration pour Santos, en effectuant les tâches ménagères qu’elle lui dicte. Sans qu’on sache s’il elle obéit à Santos, Linda donne rendez-vous à Manel sous prétexte de lui faire des révélations. Avant qu’il n’arrive, elle s’adresse au spectateur dans un portugais parfait. Puis elle réendosse son rôle et parvient à embrasser le détective qui la quitte, troublé. Quelques scènes plus tard, elle l’attire dans l’appartement du crime pour lui déclarer son amour. Mais Santos arrive. Ivre, il conseille à Manel de jouer, comme lui, le jeu de la société déshumanisante dans laquelle ils vivent. Face à son refus, il l’achève d’un coup de pistolet équipé d’un silencieux, malgré les cris de Linda. Dans la dernière scène, Santos a pris place dans le bureau luxueux que lui promettait la « Voix ». Linda, sa secrétaire, obéit à ses ordres tyranniques incohérents. Il semble avoir perdu la raison et l’usage même du langage.
Dans sa pièce Avec silencieux, Jacinto Lucas Pires s’inspire du film noir. Il revisite les stéréotypes de ce genre cinématographique, à travers les personnages, l’histoire et les situations mis en scène. Deux détectives, une femme fatale, un crime, une enquête, une trahison, des piles de dossiers, un pistolet avec silencieux, des cigarettes et du sang... nombreux sont les ingrédients qui appartiennent au film policier – légèrement futuriste – mais aucun n’est à prendre au premier degré. Les détectives sont incompétents, leurs échanges relèvent d’une virilité convenue, le faux mannequin de l’Est affiche une féminité stéréotypée, les ficelles, le crime, le mystère et le piège, tout, en somme, est énorme. L’auteur force le trait pour donner à l’ensemble une dimension comique et parodique – ce que le premier metteur en scène de la pièce, Marcos Barbosa, avait bien perçu en proposant, dans son spectacle, une esthétique proche de la bande-dessinée.
Mais la distance instaurée par Jacinto Lucas Pires avec le genre du film noir va plus loin. Ici comme dans toutes ses pièces, l’auteur met d’abord en scène le langage. Les personnages s’interrompent, hésitent, se reprennent, cherchent leurs mots, savourent telle ou telle sonorité, déforment la langue dans le cas de Linda. Les dialogues sont remplis de non-dits, de silences et de décalages ironiques entre les paroles et les gestes. Ce travail d’écriture subtil met au jour une autre dimension plus inquiétante du texte : une sorte de flottement du langage, inapte à saisir la réalité ou trop usé par les stéréotypes.
À la fin de la pièce, Santos, le détective criminel, ressemble à certains personnages qu’on trouve dans les films noirs. Mais son parcours rappelle aussi, plus largement, toutes les figures qui ont, d’une façon ou d’une autre, « pactisé avec le diable ». La pièce prend des allures de parabole sur le cynisme contemporain. Elle représente les mécanismes qui mènent l’être humain vers sa propre déshumanisation, parmi lesquels la manipulation du langage.