La pièce se situe dans un camp de personnes déplacées internes dans le nord du Nigeria.
On se souvient que le monde s’était ému lorsqu’en avril 2014, 276 lycéennes de Chibok, ville du nord-est du Nigeria, avaient été enlevées par le groupe islamiste Boko Haram. L’événement, relayé par les médias internationaux et les réseaux sociaux, avait suscité une très forte mobilisation internationale pour leur libération avec le mouvement #BringBackOurGirls, « Ramenez-nous nos filles ».
Braises met en scène trois jeunes filles rescapées qui, après avoir fui le camp de Boko Haram dans la forêt de Sambisa, sont maintenant hébergées dans le camp de personnes déplacées internes où se déroule la pièce. Talatou, sorte de mère d’infortune elle aussi installée dans une tente, essaie de leur prodiguer ses conseils d’aînée éprouvée que la vie, dès l’enfance, n’a pas non plus épargnée. En partageant son expérience avec elles, elle espère les aider à reconstruire leurs vies brisées, à se défendre en tant que femmes et à retrouver la dignité qu’on leur a volée. À ces histoires de vies – que les jeunes filles racontent tour à tour au fil de cette pièce en trois parties se déroulant sur huit jours – viennent se superposer celles des militaires qui gardent le camp et discutent entre eux. Dans les scènes intermédiaires localisées autour de deux parapets distincts de sacs de sable, Bayero, le seul militaire doté d’un nom, intervient activement dans tous les espaces scéniques. À travers leurs plaisanteries, chamailleries et jeux de rôle, les militaires tentent de désamorcer les frustrations, violences et humiliations qu’eux-mêmes ont subies ou ont fait subir aux autres dans un pays où la corruption est endémique. Les récits s’entremêlent, se heurtent ou se répondent, passant insensiblement du sombre au comique et de la farce à la tragédie. Sur scène vont et viennent divers personnages : un enfant qui cherche son ballon, des fillettes qui dansent et chantent au rythme de comptines, un mendiant qui conduit un aveugle et demande l’aumône… jusqu’au dénouement inattendu.
« J’ai écrit Braises, confie Soji Cole, en guise de protestation personnelle contre les ravages perpétrés par Boko Haram dans les régions du nord du Nigeria et contre la complicité dont semblent faire preuve certains acteurs étatiques. J’ai imaginé à quel point la vie devait être rude pour les femmes et les filles dans cette partie du pays. Après avoir été chassées de chez elles, ces populations vulnérables ont été soumises à une humiliation supplémentaire par un système qui les déshumanise. Cette situation m’a mis en rage et c’est cette rage qui a donné naissance à Braises ».
D’emblée, la révolte est perceptible chez les jeunes victimes qui crient leur rage d’être à jamais captives : captives dans leur propre famille ou village avant leur rapt, puis captives de Boko Haram, et désormais tout aussi captives dans un camp de déplacés internes à la merci de militaires, civils ou politiciens corrompus ou concupiscents. Pourtant, de ce sombre tableau émerge une grande vitalité que créent les personnages par leurs dialogues, leurs joutes verbales et l’inventivité de leur langue. Toutes les femmes parlent un anglais précis – comme Militaire 2 (Régina) qui tient à respecter le règlement de l’armée autant que les règles de la langue –, parfois une langue poétique ou imagée qui insensiblement nous donne accès à leur intimité mais aussi à leurs ambiguïtés, évitant tout manichéisme. Talatou, « mère de la nation », comme la nomme sarcastiquement Bayero, trône sur une énorme pierre et se fait conteuse parmi les jeunes filles. Mais c’est aussi le personnage haut en couleur du caporal Bayero qui se démarque par son passage d’un registre de langue à l’autre, d’un anglais standard ou approximatif au pidgin English, parfois dans la même réplique. Dans la deuxième partie, Bayero et Militaire 1 passent Zombie sur un lecteur de CD en simulant une parade militaire par autodérision. Cette chanson de Fela Kuti créée en 1976, devenue un « classique » au Nigeria, était une attaque directe contre la police et l’armée nigérianes traitées de zombies, ce qui avait valu au roi de l’Afrobeat de terribles représailles. Comme toutes les chansons de Fela, Zombie est en pidgin English, langue véhiculaire utilisée dans un immense pays où cohabitent plus de trois cents langues et dont la langue officielle est l’anglais. Les traductrices ont choisi de puiser dans leur expérience du terrain pour tenter de restituer la truculence de ce parler populaire en recréant un équivalent parlé dans les pays d’Afrique de l’Ouest francophone, comme le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire ou le Mali. Le glossaire fourni par l’auteur à la fin de la pièce a été adapté et nourri de quelques expressions et formes populaires utilisées dans la traduction.