« Il y avait en effet un zoo dans le camp de concentration Buchenwald.
Le premier commandant du camp, Karl Koch, le fit construire par les détenus au début de l’année 1938 le long de la clôture électrique, avec l’objectif déclaré d’apporter aux SS et à leurs familles " des distractions et des divertissements dans leur temps libre, et de leur présenter dans toute leur beauté et originalité quelques animaux qu’ils [n’auraient pas eu] l’occasion d’observer et de rencontrer dans la nature. " Le parc fut conçu par des spécialistes du zoo de Leipzig, qui livra aussi une partie des animaux. » (Jens Raschke)
Malgré cet ancrage historique, la pièce de Jens Raschke est une fable, dont les principaux protagonistes sont l’Ours, Papa Babouin, Monsieur Mouflon, et Petite-Marmotte, c’est-à-dire les animaux du zoo, situés entre les « jolies maisons » des « bottés » et les « vilaines maisons » des « rayés ».
Capturé et séparé de sa mère et de sa sœur par des chasseurs, un jeune Ours, héros de cette histoire, débarque dans le zoo, qui n’est pas moins une prison que l’étrange « ville » où vivent les « rayés ». La vie y est, en effet, des plus strictes pour les animaux qui prennent fort à cœur de remplir convenablement leur mission auprès des SS. Papa Babouin explique ainsi au nouveau venu qu’il est inutile d’essayer de s’enfuir, que du reste chercher à quitter le zoo est une idée absurde puisqu’on y est bien nourri, pour peu qu’on ne pose pas de question sur ces « rayés ».
Petite-marmotte découvre un jour, dans la neige, le cadavre du rhinocéros. Aucun des animaux ne sait ce qui a bien pu le tuer.
Lors de sa première rencontre avec l’Ours, elle lui raconte comment l’ours qui le précédait a essayé de s’enfuir, et comment il a été tué puis dévoré par les « bottés », tout en lui vantant les mérites de ce « zoo d’élite ». Mais l’Ours, pensif, ne peut se faire à sa nouvelle résidence. Quand la première visite hebdomadaire du zoo arrive, alors que tous les animaux s’efforcent de donner le meilleur d’eux-mêmes pour divertir les enfants des « bottés », l’Ours garde les yeux rivés sur cette cheminée, de l’autre côté de la clôture, chez les « rayés », sans s’occuper le moins du monde des visiteurs. Un des enfants décide alors de se venger des « rayés », qui ont eu l’audace d’accaparer l’attention de l’Ours. Il saisit un fusil, puis abat un des déportés. Un proche de celui qui vient d’être exécuté se jette de sang froid sur la clôture électrique et meurt à son tour. La scène se passe sous les yeux de l’Ours, choqué, qui ne peut plus dès lors que rejeter le zoo, et la passivité des autres animaux.
Désespéré de ne pouvoir retrouver sa famille, l’Ours prend la décision de faire éclater la vérité. Il veut prouver aux autres animaux que la cheminée n’est pas qu’une cheminée, que les oiseaux n’ont pas fui la forêt sans raison, et qu’il n’est plus possible de continuer à feindre l’ignorance. Dans un acte de sacrifice ultime, lors duquel il semble lui-même perdre la raison, l’Ours s’échappe. On le retrouve en train d’escalader la cheminée. Lorsqu’il atteint le sommet, il se sert de son corps comme d’un bouchon, jusqu’à provoquer l’explosion de la cheminée, entraînant sa propre mort.
Un peu plus tôt, les ombres de la mère et de la sœur de l’Ours errent à sa recherche. Elles rencontrent le rhinocéros – celui dont Petite-marmotte découvre le cadavre au début de la pièce – à qui elles demandent s’il sait où se trouve l’Ours. Le rhinocéros, incapable de répondre, est cependant profondément touché par cette recherche désespérée. Et c’est ainsi qu’il meurt, dans la neige, de tristesse. La dernière image est celle des animaux qui, redevables au sacrifice de l’Ours, se réjouissent de voir revenir les « oiseaux », avant que ceux-ci ne lâchent leurs premières bombes.
Ce que vit le rhinocéros n’est pas une pièce éducative, c’est une fable. A partir de ce sujet hautement sensible – les camps – elle propose une approche nouvelle d’une histoire connue, écrasée par le devoir de mémoire. Mais le zoo de Buchenwald, bien qu’ayant réellement existé, donne ici lieu à une expérience théâtrale et politique. La fable s’offre comme une réflexion sur le rapport de l’individu au groupe, sur la force du mutisme généralisé et sur le pouvoir, incarné par l’Ours, d’y résister. Il est clair que ces interrogations dépassent largement le contexte historique des camps, en rappelant que les dogmes tacites d’une société doivent être remis en question, si ce n’est contestés. Ce que vit le rhinocéros est un texte tendu vers l’action. Choisir le point de vue des animaux, c’est montrer que la passivité, l’acceptation du statu quo et le mutisme sont insupportables. Le sacrifice de l’Ours ne prétend pas racheter les autres animaux du zoo. Chaque individu doit lui-même prendre en charge sa part de responsabilité ; les autres animaux ne peuvent se reposer sur l’héroïsme de l’Ours. Le bombardement du zoo – en référence au bombardement de l’Allemagne par les Alliés à la fin de la guerre – se substitue à la fin optimiste qu’on croyait voir se dessiner, rappelant ainsi que rien n’est jamais acquis.
La forme dramaturgique originale (entre narration et action dramatique) permet d’atteindre des niveaux d’intensité variés, allant de l’image douce et poétique, jusqu’à des scènes d’une réelle violence. La force de langue de Raschke est celle d’un registre apparemment simple et enfantin, qui se révèle au fil de la pièce d’une extrême puissance, notamment par la façon adroite dont le raconter est mêlé au montrer. Cette violence a bien sa raison d’être, la brutalité des camps n’a pas à être nuancée. La valeur symbolique du texte ne cherche pas à nier cette réalité historique – c’est d’ailleurs pour rappeler un aspect peu connu de Buchenwald que Raschke représente le zoo. L’arbitraire du meurtre est illustré de manière concrète, et le détour par la narration ne fait qu’en renforcer l’impact (scène 5). Mais, intégrée à la fable, cette violence dépasse le cadre de la mémoire, pour être interrogée par la médiation d’une expérience théâtrale concrète. Il ne s’agit donc pas tant d’une démonstration de l’inhumanité propre aux camps, mais de l’affirmation d’une réponse humaine possible – paradoxalement portée par les animaux.
On rétorquera que cette violence est trop forte pour être montrée à un jeune public. Mais la réponse à cette objection ne se trouve-t-elle pas dans la pièce elle-même ? Vouloir cacher aux enfants la réalité dans laquelle ils vivent, n’est-ce pas les pousser à agir comme Petite-marmotte, qui laisse l’oubli de l’hibernation emporter sa terreur face au rhinocéros mort qu’elle découvre ? Les exemples de misère et de violence à travers le monde ne manquent pas, l’histoire ne s’est pas arrêtée aux camps, et l’acte désespéré de l’Ours est un appel à ne pas se laisser aveugler par notre confort. L’intelligence du texte de Raschke est précisément d’avoir trouvé l’angle juste pour ne pas assimiler le jeune public à un public infantile, et de donner à réfléchir avec un sujet engourdi par le repentir.