Résumé
Partant d’un fait-divers réel — l’affaire Canella-Bruneri, qui fit beaucoup de bruit en Italie au début du XXe siècle — Come tu mi vuoi met en scène l’histoire d’une femme, Lucia, mariée à un officier italien, Bruno Pieri. Celle-ci a disparu en 1917 au cours de l’invasion de la Vénétie et toutes les recherches que Bruno a fait mener n’ont donné aucun résultat, au point qu’il a fallu procéder, juridiquement, à la déclaration de décès de Lucia. Cette décision lui a fait perdre tout droit à la succession des propriétés de son ex-femme, en particulier la villa qui a été attribuée par la loi à des parents proches de la défunte. Un ami de Bruno, tel Boffi, croit reconnaître Lucia dans une danseuse berlinoise, Elma, qui est aussi la maîtresse d’un écrivain de renom, Carl Salter, et réussit à la convaincre à partir avec lui dans la maison où elle aurait vécu avant d’être enlevée et dont elle aurait perdu tout souvenir à cause du traumatisme subi. Tout le premier acte se déroule dans l’appartement berlinois de l’écrivain et montre les tiraillements extrêmes entre Salter et Boffi pour retenir, chacun, l’attention d’Elma, qui finit par se convaincre de la possibilité de recouvrer une nouvelle vie. Le deuxième acte a lieu dans la villa de Lucia, où son absence est commémorée par les uns et les autres — Bruno en premier, mais aussi deux parents proches, un oncle et une tante, Salesio et Lena ; ou lointains, qui ont des intérêts matériellement précis à ce qu’Elma ne soit pas Lucia — à travers l’ensemble de détails qui la signifiaient. Au bout d’une longue série de vérifications de tout ordre, à la fois exigées par l’entourage, mais aussi par ses propres perplexités, et les tentatives faites pour reconstituer son ancienne personnalité, Elma — ou l’Inconnue —, grâce, entre autres, à la lecture du journal intime de Lucia, dans sa recherche d’amour, de tranquillité et d’oubli, décide de se livrer à Bruno en affirmant qu’elle sera « comme tu me veux ». Le troisième acte, toujours dans la villa, voit débarquer Carl Salter de Berlin accompagné d’une Démente qu’il a trouvé en Autriche et d’un médecin qui essaie de prouver que cette dernière est la véritable Lucia, car, en effet, dans son délire, elle ne cesse de répéter le nom de « Lena », de la tante qui, dans son enfance, s’occupait d’elle. La nouvelle situation, dans les apparentes réalités qui semblent l’énoncer, rend fragiles et impalpables les désirs d’Elma-l’Inconnue et la détermine à repartir avec Salter, renonçant ainsi à un bonheur qui ne peut pas lui appartenir puisqu’elle n’en maîtrise ni l'événement ni le passé.
Regard du traducteur
Le plan narratif de l’œuvre est développé à travers la mise en relief des détails, nombreux, qui la constituent, mais en même temps ceux-ci ne paraissent pas déterminer l’importance réelle de la pièce. Celle-ci tient surtout dans l’ensemble des tensions psychiques multipliées à l’infini qui la travaillent dans tous les sens : rapports entre Elma et Salter, compliqués par des rapports avec sa fille Mop, rapports entre Salter et Boffi, entre Boffi et Elma. Ces tensions et ces rapports ne sont pas plus réconciliés dans la situation de la villa : au contraire, ils sont accrus par d’autres tensions, apparemment extérieures mais pourtant intimes, qui rapprochent et éloignent en même temps l’ensemble des personnages entre eux, mais qui brisent aussi leur propre individualité. L’intimité individuelle est saisie et remise en jeu à chaque détours dans l’ensemble de suppositions probables ou improbables qui ne parviennent pas à se coaguler en une « vérité » possible et unique. Elma-l’Inconnue est le personnage central de cette problématique du « complexe » et incarne alors, à elle seule, l’ambiguïté des tensions et des tiraillements qui la menacent au lieu de la protéger, puisque les certitudes qui lui sont tour à tour attribuées et qui devraient la constituer en une unicité la placent, au contraire, à l’écart, dans une zone sombre où elle ne saurait définitivement plus qui elle est. C’est ainsi qu’elle finit par renoncer à ce qui s’est dessiné pendant un temps comme la rencontre d’un désir, non par lâcheté, mais par la détermination d’un mode de liberté. Cela est d’autant plus significatif que Pirandello place — comme souvent d’ailleurs — au centre absolu de son travail un personnage de femme complexe qui reflète l’incarnation d’une lutte intérieure pour conquérir une liberté qui passe à travers le corps pour aboutir à l’âme dans les parcours de ses prises de conscience. C’est dire que Come tu mi vuoi est d’abord la complexité d’une langue qui doit être placée, sans compromis, dans le partage exact des psychismes à l’œuvre, dans la tension constante entre matière et esprit. Dans cette pièce de sa profonde maturité, Pirandello travaille la langue comme une machine de guerre, déterminant par elle les violences qui semblent être portées par une hiérarchisation des valeurs et des situations, mais qui sont en réalité gardées hautes par l’effort constant d’en faire des duels acérés pour déjouer les compromis de la vie. L’expressivité et ses cadences ne viennent pas donc de la relation situationnelle, mais de la pure profération des mots croisés dans une langue nouvelle par sa force qui incise et foudroie, parvenant à absorber dans sa détermination tous les reflets possibles - la stéréoscopie dont parle l'auteur -, toutes les réflexions qui en découlent. Il nous semble que les différentes traductions proposées de cette œuvre dans le temps « embourgeoisent » à outrance l’expression pirandellienne, en retenant plutôt les différentes « couleurs locales », au détriment d’une langue qui joue, dans son écriture, en un corps à corps constant avec les différents plis du réel et en dénoncent à la fois l'opacité et la clarté.