Trois générations d’une famille – des filles adolescentes aux grands-parents – se réunissent pour échanger des propos affectueux, désinvoltes, et parfois amusants autour d’un unique sujet : la cuisine.
Les conversations occupent une place centrale : une histoire orale qui fait partie de la vie familiale, dans laquelle souvenirs, histoires et compétences se transmettent. Qui a appris à cuisiner à qui ? Quel rôle la cuisine joue-t-elle dans la vie amoureuse de l’une des filles de la maison ? Quel rôle joue-t-elle d’ailleurs dans la construction même de la famille ? La cuisine est ici le symptôme d’une pudeur familiale. La matérialisation du soin porté à l’autre.
La discussion tourne en boucle et se répète. Certains personnages s’emparent du sujet pour être interrompus par d’autres qui reprennent les mêmes mots que ceux déjà prononcés. Ces dialogues répétés donnent à entendre les liens profonds et intimes d’une famille aimante, sans que les sentiments ne soient jamais l’objet de la discussion.
Régulièrement, un chœur interprétant des chants traditionnels sud-africains vient sous-tendre une partie du texte et fait office de contrepoint aux dialogues. Il « convoque » certains des personnages qui quittent alors le plateau.
Au fur et à mesure de ces « convocations », il devient évident que l’enjeu ne se limite pas à la cuisine. La scène familiale est rejouée cinq fois et, si le dialogue semble à chaque fois être le même, les scènes raccourcissent et la parole devient de plus en plus laconique à mesure que les membres de la famille quittent l’aire de jeu et que leur partie du dialogue est supprimée.
La scène s’emplit peu à peu d’absences effroyables, tandis que le chœur continue de se lamenter. Ne restent plus sur scène que les deux grands-parents, seuls.
Encore une fois, debbie tucker green réussit à mettre son écriture et son sens de la dramaturgie au service d’un enjeu majeur pour la communauté africaine.
La pièce prend, au fil des scènes, un tournant presque surréaliste : les dialogues tournent exclusivement autour de la cuisine et sont de plus en plus stylisés à mesure que certains personnages disparaissent, laissant apparaître en creux le vide laissé par ceux qui ne sont plus là.
Cette langue viscérale, faite de boucles ascensionnelles, est là comme en parallèle de réelles agapes, comme la succession des repas d’une vie, traversant le besoin nourricier, le plaisir social, le partage, la culture et toute histoire portée par le lignage et les cycles de la vie. L’oralité en guise de pain, cette langue gourmande comme un « passage à table ».
La forme bien spécifique et l’écriture ciselée de l’autrice suscitent les questions. Sommes-nous témoins d’une seule scène, ou d’une série de moments ? Sommes-nous en train de revivre des passages de la vie des personnages qui reviennent à la mémoire ce ceux qui restent ?
Les réponses finissent par arriver à la scène finale quand seuls demeurent les grands-parents. Il suffit alors d’une réplique, aussi brève qu’implacable, pour éclairer tout ce qui a précédé et faire entendre la terrible réalité de l’Afrique du Sud : des centaines de personnes meurent quotidiennement à cause du sida. Les statistiques sont rendues humaines et la tragédie d’un pays entier devient personnelle. Le spectateur comprend rétrospectivement qu’il vient d’assister à l’un des pires cauchemars pour un parent : survivre à ses enfants et assister, impuissant, à la disparition de ses petits-enfants.