Le Portugal est l’une des dernières puissances européennes à être entrée dans l’ère de la décolonisation. L’Angola, le Mozambique, notamment, conquièrent leur indépendance en 1975, après la Révolution des Œillets (25 avril 1974) qui met fin à quinze années de guerres coloniales et à une dictature vieille de près de cinquante ans.
Dans Histoires de pieds-noirs portugais, Joana Craveiro fait entendre les voix de ce qu’on appelle encore les « retornados » : ces Portugais qui sont « retournés » au Portugal alors qu’ils étaient nés en Afrique ou s’y étaient installés dans les années 1950 répondant à l’incitation de la propagande. L’autrice retranscrit, réécrit ou réorganise les témoignages recueillis pour les transformer en un vaste récit polyphonique et anonyme marqué par des étapes obligées : départ, enfance ou jeunesse africaines, expérience de la guerre, retour en catastrophe, difficile adaptation à la vie en métropole.
L’histoire de la décolonisation est traitée dans toute sa complexité à travers ces destins singuliers où reviennent des motifs contradictoires : sentiment de culpabilité et d’injustice, prise de conscience tardive - ou jamais advenue - d’avoir participé à une politique colonialiste, idéalisation du paradis perdu entraînant un inextinguible sentiment de perte.
Formée en anthropologie autant qu’en théâtre, Joana Craveiro écrit ses textes dramatiques à partir de documents et d’entretiens. Sa démarche vise à raconter les « contradictions » de l’Histoire (terme aux fortes connotations brechtiennes que l’autrice emploie souvent) en portant à la scène des récits de vie – comme si le plan rapproché constituait le meilleur moyen de cerner la réalité historique dans sa complexité, loin des préjugés et des idéologies réductrices. En ce sens, son travail théâtral s’inspire de ce qu’on appelle « l’Histoire orale » et repose sur l’idée que tout témoignage est le fruit d’une création conjointe – co-création – entre l’interviewer et l’interviewé. L’enquête historique peut ainsi se transformer en matière théâtrale à travers trois procédés : l’investissement scénique de lieux réels, l’usage de documents, la réécriture dramatique des entretiens recueillis.
La pièce Histoires de pieds-noirs portugais porte la trace de l’espace dans laquelle elle a été créée. Le spectacle déambulatoire se tenait dans une vaste maison de la ville de Viseu ayant hébergé des rapatriés portugais dans les années 1970. La structure du texte en plusieurs étapes correspond à la progression du spectacle et des spectateurs dans les diverses pièces de la demeure investie. La place centrale que Joana Craveiro donne dans ses mises en scène aux objets et aux documents (visuels ou sonores) s’inscrit également dans les répliques et les indications scéniques : discours de Salazar, chansons militantes, trente-trois tours ou photos de famille ayant appartenu aux personnes interviewées… Rien n’empêche pourtant de réinvestir autrement le texte de l’autrice, fruit d’une écriture stimulante qui questionne aussi bien l’Histoire que le théâtre, à travers, notamment, deux procédés dramaturgiques.
Le premier consiste à réorganiser les propos recueillis selon des étapes qui dessinent le parcours (déjà évoqué dans le résumé) des rapatriés portugais. Se mêlent à ces chapitres des textes d’une autre nature visant à contextualiser les témoignages : anecdotes autobiographiques de l’autrice, exposé sur la décolonisation portugaise, digressions poétiques, extraits du livre d’André Kapuscinski, journaliste polonais ayant vécu à Luanda juste avant la libération angolaise. Tout à la fois hétérogène et structuré, l’ensemble se présente comme un matériau appelant de multiples résolutions scéniques.
Le second correspond à ce qu’on pourrait nommer une mise en scène du témoignage. Les paroles du « persona » - terme que Joana Craveiro préfère à celui de personnage – sont soit directement assumées par le comédien, dans une sorte d’incarnation distanciée, soit présentées comme un discours rapporté, au moyen d’expressions telles que « elle m’a dit : ‘…’ » ou « voici ce qu’il m’a raconté : ‘…’ ». Ceci oblige l’acteur à passer alternativement du mode « épique » au mode « dramatique » dans son jeu et met en valeur la dimension investigatrice du travail proposé.
La scène devient ainsi le lieu d’une recherche exigeante. L’autrice entraîne le spectateur dans son enquête, quitte à le laisser à sa perplexité : qui étaient vraiment ces rapatriés ? pourquoi sont-ils partis ? étaient-ils « racistes » ? quelles relations entre colons et colonisés, entre rapatriés et Portugais du Portugal… ? Comme le dit Gunter Grass, cité dans la pièce : la vérité ressemble à un oignon, c’est dans l’acte même de lui ôter ses pelures qu’elle peut se faire connaître. Reste que le texte met au jour des retournements historiques d’une violence, voire d’une ironie telles que le spectateur ne peut y rester indifférent.
Pour le traducteur, la masse de répliques d’une oralité souvent brute a constitué une première difficulté, la proximité entre les langues portugaise et française ne facilitant pas la tâche, bien au contraire. D’emblée, s’est posée aussi le problème de la traduction du terme « retornado » (« retourné »), façon banale bien que péjorative de désigner les rapatriés portugais, évoquée dès le titre original, littéralement : « Retours, exils et les quelques-uns qui sont restés ». Dans le texte, nous avons opté pour le terme « rapatrié » qui permettait de réactiver en français le champ lexical du retour et les questionnements qu’il suscite. Pour le titre, en revanche, nous avons choisi l’expression « pieds-noirs ». Outre sa clarté pour le spectateur français (souvent peu connaisseur de l’Histoire portugaise), elle présentait l’avantage de désigner l’enjeu majeur de la traduction et de la réception françaises de ce texte. Le rapprochement avec la guerre d’Algérie, les similitudes entre la France et le Portugal, deux vieux pays européens et colonisateurs sont ainsi suggérés dès le départ. Avec la capacité d’adaptation qui la caractérise, Joana Craveiro a d’ailleurs inséré des allusions à la décolonisation française lors de la mise en espace du texte au Panta Théâtre de Caen, réalisant ainsi un « théâtre au croisement des cultures », selon l’expression éloquente de Patrice Pavis.