J'aime les fleurs de pêcher est une pièce contemporaine qui met en abyme 3 pièces à 3 personnages, interprétée du début à la fin par les 3 mêmes comédiens et jouant avec les procédés méta-théâtraux du “théâtre dans le théâtre dans le théâtre” et du “théâtre sur le théâtre”. Chacune traite à sa manière du sentiment amoureux, à différentes époques et dans des configurations variables. La complexité du sujet apparait donc isolément dans chaque pièce mais se révèle encore davantage à travers leurs emboitements successifs et l'imbrication des liens entre leurs personnages.
La première pièce se déroule à l'époque des Tang et met en scène le trio emblématique du vaudeville : le mari découvre que sa femme le trompe, celle-ci tente de convaincre son amant de tuer son mari mais l'amant décide finalement de tuer sa maitresse. On bascule alors dans la deuxième pièce où les personnages se révèlent être des comédiens qui répètent la pièce initiale, en discutent et s'affrontent sur la question de qui doit être tué. Dans cette nouvelle distribution, on retrouve le duo des amants mais dans une autre temporalité et sous de nouveaux noms. Leurs échanges enchevêtrent vie privée et vie professionnelle, fiction et réalité, provoquant une palette de réactions chez le troisième comédien. Quand un coup de téléphone vient interrompre la répétition, on glisse alors insensiblement dans la troisième pièce. Les comédiens remettent leur costume de ville et une nouvelle distribution s'opère. Les amants deviennent mari et femme, le troisième personnage s'efface tandis qu'un autre se révèle au bout du fil.
J'aime les fleurs de pêcher nous apparait comme une oeuvre théâtrale particulièrement riche et passionnante à plusieurs titres : son thème, le sentiment amoureux, n'est certes pas nouveau, cependant, la construction de la pièce, l'enchevêtrement des liens entre les personnages et la diversité des styles littéraires adoptés apportent une grande originalité à son traitement et rendent compte de sa complexité.
J'aime les fleurs de pêcher est une pièce construite en 2 parties et s'inscrit dans 3 espaces et 3 temporalités distinctes. La première partie met en scène la répétition d'une pièce qui se déroule sous la dynastie des Tang, alternant les scènes où les 3 comédiens répètent en costume d'époque (première temporalité dans un espace intime, une chambre) et les scènes où ces mêmes comédiens discutent de leur travail et de la possible réécriture de cette pièce (deuxième temporalité dans l'espace du plateau). S'il n'y avait une suite à cette première partie où se joue le “théâtre dans le théâtre” , le lecteur (ou le spectateur) en resterait à percevoir des comédiens qui cessent de jouer pour revenir à la réalité de leur vie professionnelle et sentimentale entre deux scènes de répétition. Mais la seconde partie vient précisément bouleverser cette construction illusoire en induisant un nouveau degré de lecture à ce qui vient d'être présenté ; la répétition est terminée, les comédiens remettent leur costume de ville (troisième temporalité dans l'espace du plateau auquel s'ajoute l'espace extérieur évoqué par des bruits de klaxon et un coup de téléphone ) et apparaissent alors dans de nouveaux rôles, ceux de comédiens qui ont cessé de jouer pour revenir à la réalité de leur vie professionnelle et sentimentale, mais différente de celle évoquée dans la première partie. Cette nouvelle bascule ré-interroge notre perception et nous amène à déconstruire l'histoire pour la re-construire : ceux que nous avions perçus dans la première partie comme ayant cessé de jouer se révèlent désormais comme ayant interprété des rôles de comédiens (autres qu'eux-mêmes) dans une pièce où ils répétaient une autre pièce.
Pour résumer cette construction de manière plus schématique, nous désignerons respectivement les 3 pièces enchâssées par X,Y et Z.
Dans la première partie, X (pièce Tang) constitue la pièce cadre (ou pièce matrice) et Y (scènes de discussions entre les comédiens à propos de X) la pièce enchâssée (ou intra-pièce) dont l'intrigue interfère avec celle de la pièce cadre puisque nous y retrouvons un couple d'amants, toujours joués par les mêmes comédiens mais dans un autre contexte. Se superposent ici deux formes métathéâtrales (“théâtre dans le théâtre” et “théâtre sur le théâtre”) qui concourent à briser l'illusion théâtrale, à créer une distance spatiale et temporelle susceptible de provoquer chez le spectateur un sentiment inconfortable de trouble, d’incertitude, d’instabilité et de le plonger progressivement dans des profondeurs insoupçonnées, en quête d’une vérité qui sans cesse se dérobe à lui. Ce double jeu de distanciation est donc habilement utilisé ici pour s'accorder au thème du sentiment amoureux que l'auteur entend traiter dans toute son ambiguïté et son insaisissable mystère.
Au fil de cette première partie qu'on pourrait intituler “La répétition” (X conjuguée à Y = XY), le jeu alterne à plusieurs reprises, passant de X à Y et de Y à X, parfois même au sein d'une seule réplique, ajoutant encore à la confusion qui mène de la fiction à la réalité, du monde de l'illusion à celui de la vie de tous les jours. A l'illusion brisée de la fiction théâtrale répond l'illusion brisée de l'amour qui conduit les amants à se dire : “Trois années ont passé pour toi, pour moi, mais nous ne les avons pas passées ensemble, c'était un leurre”. A la confusion entre fiction et réalité se superpose la confusion que les comédiens entretiennent entre leur vie privée et leur vie profesionnelle, entre leur identité et leur rôle: “De qui parles-tu ? De nous trois dans la pièce ou de nous trois dans la réalité ?” Au trouble entre l'être et le paraître du comédien sur scène fait écho le questionnement de la femme à propos d'une parure à cheveux que son mari veut lui offrir pour, le supposons nous, sceller la fin de sa relation avec son amant : “Une belle parure à cheveux, oui, une belle parure, mais qu'est-ce qu'une belle parure? Des barrettes, des pinces, des pampilles, des broches. Une belle parure ne sert qu'à paraître aux yeux des autres”.
Dans cette première partie et plus précisément dans l'intra-pièce, l'auteur met en oeuvre un autre procédé de distanciation par l'entremise du troisième personnage, qui tantôt s'adresse directement aux spectateurs pour partager son point de vue sur les amants - “Ah! Vous voyez, ils mangent, ils boivent, ils ne pensent même pas à m’inviter. Remarquez, même s’ils m’invitaient, je n’irais pas. Pourtant, je les connais bien mais je les méprise.”-, tantôt les incite à s'interroger sur le sens de l'amour en jouant le rôle du témoin-spectateur sur scène - “C'est comme ça qu'on parle d'amour ! J'ai plutôt l'impression qu'on se hait, qu'on se fait des reproches et pire encore. A quoi bon toujours discuter. Certains disent que la haine fait partie de l'amour” -, tantôt s'improvise metteur en scène - “Allez, venez, chacun reprend sa place, toi, tu rentres dans le coffre, toi, tu prends le sabre, moi, je m'allonge...Tu n'hésites pas une seconde, d'un coup, tu te tranches la gorge et tu meurs. Très bien ! Voilà qui a de l'allure ! Voilà une bonne pièce !”. Ce jeu, sans cesse renouvelé dans sa forme, se combine aux autres procédés de distanciation pour renforcer le trouble et la “méditation” du spectateur. (On comprend facilement que l'auteur, grand amateur d'opéra chinois nourri au sein de la distanciation, en fasse un usage aussi habile qu'abondant. Du reste, la première pièce intègre plusieurs scènes d'opéra chinois).
La deuxième partie correspond à la troisième et dernière pièce Z, elle commence à la fin de “la répétition” XY qui devient alors la pièce cadre et Z la pièce enchâssée. Ainsi la formule employée de “théâtre dans le théâtre dans le théâtre” ne doit pas s'entendre comme Z enchâssée dans Y elle-même enchassée dans X mais bien comme Z enchassée dans la pièce XY, à l'intérieure de laquelle Y est enchâssée dans X. Car Y n'existe que dans sa relation à X et ne peut donc constituer une pièce cadre. En redoublant ce jeu du “théâtre dans le théâtre”, l'auteur reconfigure la structure globale de l'oeuvre J'aime les fleurs de pêcher ; les comédiens de Z, perçus maintenant comme ceux qui ont cessé de jouer nous amènent à les reconsidérer dans Y comme n'étant plus ceux que nous avions appréhendés. Nous avions cru les (re)connaître mais ils se présentent désormais avec les mêmes visages mais sous de nouvelles identités, à la fois proches et étrangers. Les effets de cette nouvelle mise en abyme - déstabilisation, doute, mise en question radicale de notre perception qui passe du familier à l'étrangeté - se retrouvent en écho dans la bouche de Feng Yan lorsqu'il dit : “Nous voilà devenus des étrangers qui se connaissent dans les moindres détails. Des étrangers qui s'ignorent. Nos peaux se frôlent mais nos esprits s'éloignent”.
Le redoublement du procédé de mise en abyme provoque en outre un effet de spécularité à l'infini qui n'est pas sans rappeler le rêve du philosophe Zhuangzi*.
La qualité et la diversité des genres littéraires mis en oeuvre dans J'aime les fleurs de pêcher constituent une autre source d'intérêt et de réflexion. A chaque temporalité correspond un style, une langue adaptée à l'époque et au contexte :
La première pièce s'apparente fortement à un vaudeville par la nature de son intrigue, ses trois personnages caractéristiques que sont le mari, la femme et l'amant, ses quiproquos, et ses répliques cocasses - « Je suis comme une crevette vivante qui frétille sur une poêle brulante ». Mais elle emprunte aussi largement au lyrisme de l'opéra chinois à travers sa langue classique, ses chants et poésies anciennes :
Ne me questionne pas, je pourrais en souffrir
La pluie d'automne a empli l'étang
Des couples de canards glissent à la surface,
Hier, il pleuvait doucement,
A l’aube, frissonnante, je pense à mon amour
Et son absence me désole.
La deuxième pièce développe un style oralisé que les auteurs contemporains, pour la plupart, ont adopté en réaction au classicisme traditionnel : dialogues truffés d'humour, de débats et de tensions dramatiques usant d'un vocabulaire familier, parfois même argotique - « Sale maquereau, sale pute, vous voilà morts, bon débarras ! » Mais elle puise également dans un registre plus abstrait et poétique : « Alors, le tumulte de mon cœur jaillira dans un arc en ciel, déversant autour de nous des myriades de couleurs, un chaos qui va dévaster toute ta vie. »
Le style de la dernière pièce est plus insaisissable : des dialogues criblés de chiffres et de calculs - «L'argent est vulgaire mais ne pas avoir d'argent, c'est aussi vulgaire / Même si c'est vulgaire, tu n'as pas tort, les sentiments...ont un coût / Comme ça c'est clair, plus de drame, c'est juste et concret. Si concret qu'on peut le toucher et c'est froid / L'argent est une juste mesure des choses, avec l'argent, on peut évaluer tous les problèmes » alternent avec des propos fragmentés et des monologues abscons - « Ecoute moi, les corbeaux croassent tandis que le voyageur solitaire sombre dans la mélancolie. Tu entends, la machine ronronne et le machiniste voudrait se planter un clou dans la paume de la main ». Comme s'il ne restait plus que la concrétude des chiffres et de l'argent pour tenter de juguler les tourments du désordre amoureux quand leurs accès confinent à la folie.
*Un jour, Zhuangzi (philosophe taoïste du Ivè sièce av. J.-C) s'endort et rêve qu'il est un papillon...qui rêve d'être Zhuangzi. A son réveil, il ne sait plus si c'est lui qui a rêvé qu'il était un papillon ou si c'est un papillon qui a rêvé qu'il était Zhuangzi.