Résumé
Au lendemain de révoltes paysannes, réprimées dans le sang, le docteur Faust, lui-même fils de paysan, conclut un pacte avec le diable. La science du docteur Faust s'allie à la magie noire et tourne définitivement le dos aux aspirations du peuple. Parabole sur le rôle de l'intellectuel confronté aux tourments des combats sociaux.
Regard du traducteur
"Opéra sans musique", Johann Faustus est le seul texte dramatique écrit par Hanns Eisler, un des plus éblouissants intellectuels européens de notre temps, brillant produit de la Vienne juive et rouge du début du siècle, très important compositeur (et disciple préféré de Schönberg), essayiste et philosophe à ses heures, marxiste peu orthodoxe, auteur de musiques de films pour Chaplin ou Renoir, et principal collaborateur de Brecht pendant plus de trente ans.
Après avoir collaboré de façon décisive au Docteur Faustus de Thomas Mann et à La Vie de Galilée de Brecht alors qu'il était, comme eux, en exil aux Etats-Unis, Eisler décida de consacrer à son tour une œuvre à la figure de l'intellectuel face à l'histoire. Il revînt alors à la légende populaire du Docteur Faust et la replaça dans le contexte des "guerres paysannes" du seizième siècle allemand : Faust, fils de paysan et disciple du prédicateur révolutionnaire Thomas Münzer, trahit les siens, se soumet, comme Luther, à l'ordre des seigneurs, et devient ainsi le symbole d'une élite intellectuelle qui choisit la collaboration avec le pouvoir plutôt que la lutte aux côtés du peuple.
Eisler parvient de façon magistrale à mêler histoire ancienne et expérience contemporaine : la défaite de la gauche allemande, la brutalité de la dictature nazie, l'exil des intellectuels européens en Amérique, l'effroi devant des progès scientifiques et techniques synonymes de barbarie, transparaissent derrière la vieille histoire du savant concluant un pacte avec le diable.
La portée critique de l'œuvre peut se mesurer à la tempête qu'elle déchaîna contre elle à sa publication en 1952. Ce fut le plus grave débat littéraire et acte de censure de la RDA, -son dirigeant d'alors, Walter Ulbricht, intervint personnellement pour interdire toute représentation de ce texte qui fut accusé d'être "anti-national, cosmopolite, formaliste, pessimiste et réactionnaire"-. Malgré Brecht qui prit sa défense en publiant ses célèbres "Thèses sur le Johann Faustus de Hanns Eisler, la pièce resta interdite jusqu'aux années 80.
Par sa diversité et sa virtuosité formelle, par son infinie liberté de ton et ses audaces (comme la rencontre entre le bouffon de foire Hanswurst et la noble figure du docteur Faust), par le dialogue qu'il réussit à établir entre le texte dramatique et d'autres pratiques du spectacle vivant (pantomime, marionnettes, danse, commedia dell'arte, musique, projections et magie), Eisler réussit une œuvre d'ampleur shakerpearienne, sans égale dans le théâtre européen de l'après-guerre.