Un festin ou un vernissage, peut-être aussi l’inauguration d’un bar – ou peut-être est-ce simplement une fête dans la maison de quelqu’un ? Quelqu’un fête peut-être son anniversaire ou bien peut-être que quelqu’un a réussi ses examens ? On est très à l’étroit ici, c’est trop rempli, bien trop rempli, on arrive à peine à traverser le couloir, on atteint à peine la cuisine, quelqu’un tousse, quelqu’un dit, depuis des semaines je n’arrive pas à me débarrasser de ce rhume, quelqu’un tient un discours, quelqu’un sourit secrètement à quelqu’un d’autre, deux autres personnes s’embrassent pour la dernière fois, deux autres encore s’embrassent pour la première fois, quelqu’un attend un appel, quelqu’un pleure, quelqu’un rit, quelqu’un chante une chanson, tous chantent une chanson. Il fera bientôt jour. Déjà ? En effet, le soleil se lève. Oui ? Non ? Et soudain tout est différent. Comme si une ombre s’était glissée devant le soleil.
La pièce se compose de 67 fragments de scènes, décrivant une fête telle qu’on l’avait oubliée durant le premier confinement. On y observe une foule compacte à l’entrée d’un appartement immense, un couloir bondé, on y entend des verres qui se brisent, des rires et des cris.
La pièce de Schimmelpfennig, commandée par le Residenztheater de Münich au début de la pandémie, met en scène une trentaine de personnages hétéroclites (au metteur en scène de décider de comment il compte distribuer les rôles), de tous horizons et de toutes classes. Ce sont eux qui, au travers de bribes de conversations entre avocats, gens de télévision, ouvreurs de cinéma, universitaires etc. décrivent et vivent la fête elle-même. En effet, par le truchement d’une alternance permanente entre discours direct et indirect ainsi que par le choix d’une chronologie morcelée, ce sont autant de discussions et d’évènements ponctuant la fête qui sont racontés, que de souvenirs qui sont évoqués.
Entre les bonds dans le temps du récit, les répétitions de mêmes évènements et la fragmentarité de l’ensemble de la structure, l’exercice du résumé est rendu assez périlleux, bien que certains grands axes se dégagent assez nettement.
Un des éléments centraux de cette assemblée de personnage reste un couple de deux jeunes gens d’une trentaine d’années que l’on retrouve au début de la soirée. Au cours de celle-ci, la jeune femme avouera d’abord à son compagnon ne pas savoir s’ils sont réellement « en couple », avant de le perdre dans la foule puis de rencontrer celle qui deviendra plus tard son amante. On comprend un peu plus tard dans la pièce que la jeune femme est décédée quelques temps après la fête d’une étrange maladie.
Après sa mort et n’ayant pu lui rendre visite à l’hôpital, les infirmiers lui donnent un sac contenant les effets personnels de son ex-petite amie. Au moment de l’enterrement où il est seul face au tombeau ouvert, le téléphone sonne dans le sac en plastique : c’est un SMS de la femme qu’elle avait rencontrée durant la soirée. Elle n’arrête pas de penser à elle. Il décide alors de lui répondre, et le fantôme de la jeune femme s’y oppose.
On découvre également que le mari de la femme qui a écrit ce message s’est suicidé plus tôt d’une balle de fusil de chasse dans la tête, lors d’une période d’isolement difficile.
Durant la soirée, on croisera une multitude d’autres personnages, n’apparaissant parfois que pour une scène ou une phrase. L’une s’occupe d’un planétarium, un autre tient un discours sur des abeilles. Un serveur renverse son plateau de verres pleins, se coupe et est saisi d’une fièvre étrange alors qu’une femme à côté de lui est frigorifiée. Se déshabillant, il lui donne ses vêtements qu’elle enfile par-dessus les siens. Un groupe d’avocats débat des droits fondamentaux de l’être humain tandis qu’on s’inquiète de savoir si quelqu’un a sonné à la porte.
Schimmelpfennig effectue de nombreux allers-retours entre tous les groupes présents pour créer cette ambiance de fête qui semble se déliter au fur et à mesure de la soirée et des sauts dans le temps, naviguant entre le présent, les souvenirs et l’avenir.
En apprenant que le Residenztheater de Münich avait commandé à Roland Schimmelpfennig une pièce de pandémie au sortir du premier confinement, je ne pouvais pas encore deviner que le texte de l’auteur allemand aurait la capacité de m’emporter comme une tornade. Allant bien au-delà de la simple chronique d’un évènement historique récent ou du témoignage maladroit à propos d’une période d’isolement potentiellement tragique pour une bonne partie de la société, Schimmelpfennig parvient à capturer l’essence de ce que ces quelques mois ont pu produire sur l’être humain en effectuant une plongée profondément humaine dans le traumatisme et ses conséquences.
Si les allusions à l’épidémie jalonnent le texte de bout en bout, elles n’en restent pas moins légères et savamment dosées. Il y a par exemple au tout début de la pièce un homme qui, au beau milieu de la foule et de la fête, s’écrie : « Trop rempli – trop étroit. C’est si étroit ici – disait-elle, c’est fou ce que c’est étroit ici, tous les gens, la foule, on respire à peine. » puis « On respire à peine ! – je n’arrive pas à respirer ! ».
Ces deux phrases, en temps de pandémie, ont certes perdu de leur innocence et on jugera comme on voudra de la finesse de ces allusions.
Elles ont cependant le mérite de ne pas trop alourdir l’ensemble du texte qui, sans rien retirer au potentiel tragique du covid, revêt à présent de tout autres atours, maintenant que la pandémie a reculé. En effet, si toutes ces insinuations ont pu avoir un certain poids au sortir du premier confinement lorsque le public est revenu dans les théâtres, elles n’ont pas perdu en puissance car elles peuvent aujourd’hui dépeindre une autre réalité, et c’est là que le texte de Schimmelpfennig sort de sa dimension de simple pièce de pandémie pour trouver une certaine universalité.
Schimmelpfennig laisse en effet place à d’autres interprétations et élargit l’imaginaire du lecteur : le covid n’est évidemment pas la seule cause d’anxiété de certaines personnes, une angoisse telle qu’elle est dépeinte ici, un renversement de situation et d’humeur, une crise de panique peuvent naître de bien d’autres choses.
En relisant et en traduisant cette pièce au moment notamment de la crise actuelle en Ukraine, le texte prend une tout autre teinte et se laisse nourrir très efficacement par le présent.
Ainsi, que dire de cette scène n’ayant de cesse de se répéter au cours de la pièce, où un serveur fait constamment tomber au milieu de la foule son plateau rempli de verres pleins à ras bord, provoquant l’hilarité chez les uns, la panique chez les autres, entremêlant l’angoisse, le sang, les cris, le chaos, et ayant surtout pour résultat de le voir se dévêtir entièrement, suant à grosses gouttes, donnant ses vêtements à une jeune femme frigorifiée à ses côtés ?
L’auteur ne dépeint pas ainsi qu’une fièvre étrange, c’est véritablement un voyage au centre d’un traumatisme et de ses conséquences sur le corps et l’esprit à plus ou moins court terme. Comment agit l’être humain lors de l’arrivée de la panique alors qu’on est milieu des autres ?
Comment la gère-t-on au contact d’autres êtres humains ?
Quel est cet étouffement soudain qui me saisit au milieu de la foule ?
L’auteur allemand va même plus loin et décrit les conséquences à plus long terme d’un traumatisme récent, qu’il s’agisse de la maladie, de la guerre ou autre. Schimmelpfennig se saisit pour ce faire de l’essence de ce que peut représenter le covid : l’angoisse face à la mort, à la perte comme nous l’avons vu à l’instant mais plus encore, il dépeint le vide, la perte, la mort elle-même.
Au sein d’une structure dramaturgique extrêmement morcelée, où les scènes se font, se défont puis se répètent en communiquant parfois de nouvelles informations – ou parfois encore moins que dans son itération précédente, l’écrivain, jonglant entre discours direct et indirect ne cesse de jouer avec la distance du lecteur par rapport au sujet évoqué. Celle-ci lui permet de constituer sa propre vision de ce qui est abordé, tout en étant guidé par des images et une poésie formidablement claires : c’est ainsi qu’en poursuivant mon travail de traduction, certaines images m’habitent et continuent à évoluer en fonction du présent. Je ne peux m’empêcher de visualiser cet homme avec son fusil de chasse dans son jardin face à sa femme, tous deux entièrement perdus l’un en face de l’autre, à propos d’eux-mêmes, de leur relation, et du reste de leur existence, se tenant là dans un jardin face au rien, au vide.
Il ne s’agit pas là que du covid et de la période d’isolement qui en a découlé. C’est également une description d’un néant, d’un dérèglement total et cela prend une tout autre tournure à un moment où la guerre est à quelques kilomètres de chez nous. Que dire encore de ces avocats internationaux citant autour d’un Gin Tonic la déclaration universelle des droits de l’homme et jaugeant la valeur de la liberté individuelle face à la protection de l’ensemble de la société ? Ou que penser de ce couple de jeunes gens qui se défait devant nous, la possibilité d’un nouvel amour, la mort de l’amante, l’apparition de son fantôme pour l’amant ?
Schimmelpfennig, en nous plaçant face à une société qui nous ressemble et en utilisant tous les ressorts possibles d’un texte de théâtre ne nous met pas seulement face à un groupe en déliquescence en période de covid mais fait l’évocation si terrible de l’expérience humaine face à ses blessures. C’est également la démonstration d’un auteur qui ne perd rien de son savoir-faire avec une magnifique maîtrise des raccourcis et de la condensation, de la création de personnages au travers du langage, de l’agilité des sauts temporels et narratifs. La sophistication avec laquelle ceci est écrit, mais aussi construit dans le sensible, force l’admiration. Il me semble, que Schimmelpfennig est parvenu avec ce texte à transcrire de la plus efficace des manières la danse macabre que nous vivons depuis le début du 21e siècle.