Dans le même immeuble d’habitations et de bureaux d’une tour en centre-ville se trouvent, au 26e étage, l’appartement de Vik et de Stella, au 25e étage, l’atelier de Stella, au 24e étage, le bureau d’Edith et au 10e étage, l’appartement de Clara.
Edith est productrice de télévision, elle a dans la trentaine et est pourvue des névroses des gens de sa catégorie sociale et de sa profession ; elle vit selon la variante de Descartes « Je communique, donc je suis ». Garmt a plus ou moins le même âge qu’elle ; il aime le pouvoir, est redoutablement intelligent et sans scrupule aucun ; Edith le paye très cher pour qu’il trouve des idées. Occasionnellement, ils couchent ensemble. Stella a quarante ans ; elle a parfaitement réussi dans le domaine du recyclage artistique, mais vit sur le modèle même de consumérisme libéral qu’elle prétend dénoncer dans ses œuvres d’art, toutes faites d’objets récupérés… Son ami Vik est un écrivain raté, assez cynique, qui sous le pseudonyme de Max Pleurpa a écrit un best-seller douteux « Le bonheur en quarante jours ». Enfin, Clara est une jeune femme intelligente et malheureuse, qui vit depuis deux ans recluse dans son appartement, pour y méditer sur une question cruciale : « Comment vivre aujourd’hui ? ». Quand elle aura trouvé la réponse, elle est disposée à aller rejoindre le monde extérieur. Dans l’intervalle, elle a équipé son appartement, mais aussi ceux d’Edith, de Vik et de Stella de web-cams, pour tester une variante réelle de Big-brother. Tout au long de la pièce, on voit Clara filmée par ses Web-cams et dans les scènes où elle apparaît, elle commente, face au spectateur, l’état de dérèglement touts azimuts du monde (des relations humaines tout particulièrement). Dans l’intervalle, on assiste aux intrigues suivantes : Edith et Garmt cherchent un nouveau concept de télé-réalité où la présence de la caméra ne conditionnerait pas la dite réalité ; ils finissent par trouver un « produit » du type L’île de la tentation, mais dans sa variante « positive », où l’on montrerait la vie d’un couple idéal, le couple Alpha, que rien ne pourrait jamais détruire : bref, une image parfaite du bonheur, du Paradis perdu. L’idéal étant que le couple soit filmé à son insu. Il faut bien sûr, d’abord, qu’Edith se décide à lire la Bible… Elle va trouver ses amis Stella et Vik, qui peut-être en ont une, et les trouve en pleine crise. Stella veut un enfant, soupçonne Vik d’avoir une maîtresse (Clara), mais fait semblant de ne pas être jalouse, puisque son couple est « libéré », voire « post-libéré ». Le fond du problème entre Vik et Stella est le relatif mépris qu’ils ont l’un pour la carrière de l’autre (surtout Stella vis-à-vis de Vik). Trouver le couple Alpha s’avère plus difficile que prévu, puisque dans sa variante moderne, le bonheur passe justement par l’image, par le fait de se savoir regardé ! Garmt pense que c’est parce qu’Edith a trop de scrupules ; d’ailleurs il intrigue dans son dos pour avoir son poste (il ne le veut pas vraiment, il veut juste qu’on le lui propose, juste se prouver qu’il vaut mieux qu’elle aux yeux de la chaîne pour laquelle ils travaillent) ; pour lui, les échelles de valeurs du bon goût et de la culture sont obsolètes, non productives. Notre époque doit absolument parvenir à mettre la collection Harlequin sur le même pied que Thomas Mann…
Tout ce fragile équilibre, ce jeu du paraître, de l’ambition et de la perte totale de repères va voler en éclats quand Clara, qui est en fait l’amie de Vik et de Garmt, vient rejoindre les deux couples au cours d’une soirée, les mettant en face de leurs vrais problèmes. Mais tout ce petit monde est-il encore en mesure de sortir de sa, de ses crises ?
Rares sont les pièces capables de parler de notre monde occidental moderne, post-moderne diront certains, de façon intelligente et sans concessions. Marijke Schermer invente des personnages qui, dans leur « branchitude », sont si radicaux, si perdus en réalité, qu’elle offre un miroir assez effrayant de l’époque qui est la nôtre, époque où l’image, l’illusion du paraître est en passe de gagner définitivement la bataille du rapport des hommes au monde. Le thème n’est pas nouveau, mais c’est l’acuité du regard de l’auteur, son lien direct avec les avatars modernes de cette problématique qui sont passionnants. Construite comme une comédie féroce, avec des personnages bien campés, nous avons avec cette pièce un aspect du nouveau théâtre néerlandais, dramaturgiquement très fort et très efficace.