Mirjana est assise. Elle fume. Elle vit. Elle boit du café au lait, et elle fume. Elle observe le monde qui l’entoure, celui qu’elle s’est construit. Si à quarante ans passés elle n’attend plus rien de l’existence, elle tente toutefois de contrôler son quotidien et l’avenir de sa fille, Veronika, une adolescente arrogante et tourmentée qui rêve d’Amérique. Autour de Mirjana, il y a Grozdana, l’amie qui planifie son suicide, Lucio, collègue ambitieux, amant désastreux, Simon, l’ex-mari parti refaire sa vie en Allemagne, Jakov, patron et amant le temps d’une après-midi, Ankica, l’épouse bafouée de Jakov, et surtout, il y a Violeta, sa mère, qu’elle a toujours déçue.
Tous ces personnages entrent et sortent du monde de Mirjana au gré de ses pensées, et tous portent en eux les compromis et les jeux de dupe qui font l’existence et le drame de Mirjana.
Maintes fois joué sur les scènes du Sud-Est européen, ce texte dramatique décline les désillusions de l’amour sous toutes ses formes. La destinée des personnages, à l’étoffe tragique, est ponctuée par une structure en ritournelle, où la vie, comme les mots ne cessent de se répéter. Construit de manière très circulaire, c’est un carrousel de vies fracassées, où la forme de la fable est elle-même éclatée : le fond est intimement lié à la forme. La singularité de la poétique d’Ivor Martinic, portée par une langue rêche, économe, et des répliques incisives, provoque un effet d’étrangeté parfois presque comique.
Avec une très grande maîtrise, Ivor Martinic reprend le mythe d’Arachné à travers les voix de Mirjana et de sa fille Veronika : « Sous le Christ Roi, une araignée a tissé sa toile, comment j’ai pu ne pas la remarquer ? Je mens, je l’avais vue. Elle tisse, elle ne s’arrête jamais de tisser. Je n’ai pas la force de la retirer. »
L’auteur tisse les motifs de l’amour, de ses déceptions et son lot de trahisons, comme autant de fils invisibles qui relient les personnages. Dans cette toile où tous semblent pris au piège, chacun tente à sa manière de résister à cette fatalité qu’est l’usure de la répétition, qu’elle soit transgénérationnelle (Mirjana, sa fille, sa mère), sociale (Ankica, l’épouse trompée qui donne le change avec le visage de la mondanité) ou qu’elle passe encore par le mouvement (Simon, exilé en Allemagne, mais qui revient toujours au point de départ). Le spectateur glisse alors d’un quotidien à l’autre, emporté par cette ritournelle où la vie – et c’est là tout le drame – ne comporte jamais rien de nouveau.
Il faudra au final que Violeta, la grand-mère, disparaisse pour que Mirjana coupe le fil et libère Veronika de la toile.