Le Quartier 3 : Destruction Totale décrit au fil des scènes la tentative d'un groupe d'adolescents d'atteindre le dernier niveau – "La Maison Finale" – d'un jeu vidéo se déroulant dans une réalité virtuelle, "Le Quartier". L'action de ce jeu ultra-violent se passe dans une banlieue américaine, à l'identique de celle dans laquelle vivent réellement les joueurs ; il est habité de zombies que les joueurs doivent éviter ou tuer pour progresser de niveau en niveau.
S'il est constamment fait référence au jeu, la pièce (à l'exception d'une seule scène) se déroule dans l'univers "réel" habité par les personnages - parents et adolescents. Chaque scène cependant, introduite par un extrait des "solutions du jeu", reprend des éléments narratifs de ces solutions, ce qui contribue à rendre poreuse la frontière entre la réalité et l'univers du jeu.
Au fil de la pièce, on apprend que cette "Maison Finale" dans le jeu a l'apparence de la maison respective de chacun des joueurs - et qu'ils devront tuer des zombies qui sont en fait leurs parents.
Parallèlement, des indices indiquent de plus en plus clairement que les actions destructrices des joueurs ont des conséquences dans l'univers réel, qu'il s'agisse d'objets cassés ou volés, d'animaux torturés ou de personnes tuées.
Ces répercussions dans l'autre monde perturbent le calme apparent de la banlieue et révèlent les craintes et les méfiances des rapports humains en ruine. Jusqu'à la pulsion meurtrière, réelle ou pas, mais réalisée néanmoins. En chemin vers la "Maison Finale", l'adolescent Blake massacre une adulte voisine qui s'est retrouvée propulsée dans le jeu à son insu ; une fois dans la fameuse maison - la sienne, donc - il assassine dans sa chambre sa mère qui lui demandait d'éteindre son ordinateur. Cet acte a-t-il lieu dans la chambre réelle ou celle du jeu ? La scène finale jette le doute : le cadavre de la mère a disparu, et l'on se prend avec Blake à espérer qu'il ne s'agissait là que d'une hallucination.
Dans Le Quartier 3 : Destruction Totale, Jennifer Haley nous propose une réflexion sur le thème de la réalité : la valeur qu'on accorde à ce qu'on imagine réel, la négligence ou le dégoût qu'on éprouve envers ce qu'on envisage comme des concurrences à la réalité (qu'il s'agisse de drogues, de jeux vidéos ou de crises de démence), la terreur de ne plus sentir la différence entre ce qui est réel de ce qui ne l'est point.
J'ai été fortement marqué au cours de mon enfance par l'irruption de l'informatique familiale dans les foyers, et par la banalisation de l'ordinateur. Je me rappelle ma fascination pour les jeux vidéos, pour cette idée que des mondes alternatifs conçus par quelques êtres humains existaient littéralement à l'intérieur de circuits électroniques, autant de mondes qui m'étaient donnés à découvrir. Travaillant aujourd'hui comme programmeur professionnel, cette fascination m'habite encore, dans l'idée qu'il est (parfois) possible de décrire un monde de manière textuelle, monde qui prendra sa vie plus tard, selon la manière dont d'autres en joueront.
C'est cette possibilité de description / création / re-jeu de mondes qui me fascinent tout autant dans le théâtre. Avec les années, ma compréhension de ce qu'on considère comme 'réel' s'est enrichie, au point d'apprécier ce jeu délicieux dans le théâtre offert au spectateur, jeu qui consiste en un va-et-vient incessant entre suspension d'incrédulité et regard critique. Je crois, avec Peter Brook, au pouvoir magique des mots d'un script, ceux qui permettent de créer des réalités dans l'espace sacré qu'est le théâtre.
Il existe un parallèle notable entre les critiques virulentes dont la forme théâtrale a pu faire l'objet par le passé et celles, tout aussi virulentes, au sujet des drogues, puis plus récemment encore des jeux vidéos - notamment ceux induisant une réalité virtuelle. Dans tous ces cas, ce n'est pas tant l'irrévérence, l'addiction ou la vacuité qui est mis au ban que la capacité fantasmée de ces "produits" à nous faire confondre ce qui est "réel" et ce qui ne l'est pas. Il y a là une peur de l'abandon et de l'isolement, une peur aussi de voir les autres se faire manipuler et de se faire manipuler à son tour, par
effet de contagion. En effet : si tout le monde envisage une réalité différente de celle qu'on perçoit, notre réalité a-t-elle seulement une existence ? Existons-nous seulement encore ? Peur de la folie, de l'aliénation.
Les postmodernistes nous encouragent à laisser derrière nous toute notion de réalité normative, à envisager ce que chacun ressent ou perçoit comme différent, largement incommunicable, et d'égale valeur à n'importe quelle autre perception, n'importe quel autre ressenti. Il y aurait derrière la condamnation de la "non-réalité" une manifestation - une de plus - de la volonté pour la classe dominante d'asseoir son pouvoir, en "délégitimant" les messages qui pourraient remettre en cause ce pouvoir.
Les univers virtuels informatiques, tout comme les pièces de théâtre remettent en cause ce discours sur la réalité normative avec une résolue impertinence. Ils ont cette capacité de nous offrir une réalité différente du spectacle (tel qu'en parle Guy Debord) quotidien se déroulant sous nos yeux. Ils peuvent nous aider à voir avec un regard plus compréhensif les différences perçues chez les autres, à envisager pendant un court temps des situations dures et douloureuses qu'on ne désirent pas vivre.
Ils portent également en eux la possibilité de distraire les spectateurs des sujets importants, d'endormir leurs révoltes, de leur faire accepter l'irrespect envers son prochain et la déshumanisation d'une société. Les réalités alternatives rappellent le pharmakon de Stiegler : à la fois le remède et le poison.
Jennifer Haley a cette finesse de parler des univers virtuels informatiques dans l'univers virtuel du théâtre. Il y a une double identification : aux personnages de la pièce qui traversent la vie du mieux qu'ils le peuvent, aux consommateurs plus ou moins volontaires, plus ou moins heureux de réalités alternatives. Cela nous amène en miroir, en tant que spectateurs, à nous interroger sur notre propre relation à la réalité.