Les événements se déroulent fin janvier 1967. Ils recouvrent, en fait, toute la vie conjugale de Luan et de Lea, donnée indispensable pour comprendre et élucider le problème que recèle ce drame politique et philosophique. "Depuis quand te mêles-tu de philosophie ? - Depuis que tu es devenu libéral" répondra Lea. Mais c'est entre le chœur- dans lequel se confondent les voix de la rumeur et de l'institution- et le couple déchiré que s'engage le dialogue et la polémique. Lea et Luan expriment leurs points de vue et leur position sur les événements, le chœur discutant et demandant des comptes. Toute leur vie se révèle au fil de ce dialogue-procès populaire qu'instruit le chœur.
Les taches sombres a été écrite en 1968, dans une période de tensions politiques nationales et internationales. Etroitement alliée avec la Chine depuis sa rupture avec l'URSS, l'Albanie subit le contrecoup de la révolution culturelle (abrogation des droits d'auteur, interdiction des représentations d'œuvres étrangères). La pièce est un engagement de l'auteur, un appel à témoins, une critique de la réalité dans laquelle la dramaturgie fonctionne selon des règles comparables à celles d'une enquête de police politique. Fait rarissime, le réalisme socialiste est ici utilisé pour sa propre perte, déstructuré par sa propre logique. Ce drame est l'histoire d'un long orage, d'un crépuscule, l'histoire aussi d'une chute, d'une profonde détresse intérieure dissimulée derrière l'étrange masque de la tragédie dans l'utopie communiste. L'absence de héros positif, le procédé de reconstitution des événements et l'usage de différents niveaux de distanciation vis-à-vis de ces événements, la présence d'éléments tels que le chœur des masses populaires, en font une œuvre contemporaine de premier plan, clef du théâtre albanais et de l'histoire des Balkans.
´ La pièce Les taches sombres restera dans l'histoire du théâtre albanais comme une œuvre significative et symbolique, qui dénonce la façon dont les régimes totalitaires en arrivent à tuer l'art, briser les artistes, asphyxier l'esprit moderne et novateur, et faire silence sur la vérité. La vie de cet auteur dans le goulag albanais en est un exemple édifiant. Encerclé de barbelés pointus et surveillé par les tours de guet des gardes en armes, face à ce coin de ciel livide, Minush Jero n'imaginait pas que sa création connaîtrait une seconde vie, qu'un jour elle serait exhumée de ce cimetière gigantesque édifié par la censure albanaise de jadis ª
(Extrait de la préface de Luan Rama, ancien ambassadeur d'Albanie en France, Les taches sombres, Editions l'Espace d'un instant, 2001).