L’Espagne du Siècle d’Or, château de l’Alcazar. Évoluent à la cour du roi Philippe IV les personnages des Ménines de Vélasquez. Mais tout ne tourne plus autour de la ravissante Infante. Barker crée un personnage central qui est le sien, celui que le tableau dans le tableau n’a jamais révélé : Marcella de Ulloa, une femme de lettres, admirable érudite de plus de soixante-dix ans, qui exerce à la cour une fascination certaine par son intelligence et sa beauté, toutes deux remarquables. Ne cessent de converger tour à tour vers elle, et de se confier à elle, chacun des membres de la famille royale – l’Infante, la jeune reine Mariana, le roi d’Espagne – mais aussi la naine Tandy et Joe, le libertin avec qui elle a une étrange liaison. Seul Vélasquez fait exception : il n’apprécie pas Marcella et garde ses distances… jusqu’au jour où Philippe IV le met au défi de faire le portrait de l’érudite, un portrait qui n’est autre qu’un nu. « Au terme de sa vie », comme il se plait à le répéter, le peintre se trouve contraint d’explorer un paysage inconnu, celui du corps d’une femme mûre. Or ce corps l’inspire, et son talent de peintre est tel qu’il pourrait bien modifier radicalement le canon de la beauté. Mais qui sera véritablement en mesure d’en supporter l’intimité ?
La pièce de Barker nous confronte au mystère et à la violence du désir – qu’un homme jeune peut avoir pour une femme plus âgée dont le corps magnifique porte néanmoins la marque du temps –, aux enjeux de représentation, aux jeux de domination, aux débordements douloureux et aux efforts de sublimation que cela entraîne, questionnant notre rapport aux conventions sociales, à notre propre vérité et à notre finitude.
Dans le théâtre d’Howard Barker, il est souvent question, par un subtil procédé de mise en abyme, d’un rapport à la création artistique. Dans Ce qui évolue, ce qui demeure (Éditions Théâtrales, 2011), le jeune et talentueux scribe défend coûte que coûte l’art de la copie et de l’enluminure alors que l’imprimerie est découverte, dans Je me suis vue (Éditions Théâtrales, 2014), la châtelaine Sleev bouscule la tradition des codes de la tapisserie ainsi que les attendus genrés. Dans Marcella de Ulloa, ou la dernière toile de Vélasquez, le roi d’Espagne incite Vélasquez à une ultime expérimentation picturale, questionnant les canons de la beauté, ainsi que le rapport du peintre et du spectateur à un genre spécifique, le nu. Les questions que posent ces personnages nous interrogent indirectement sur le rapport du dramaturge au genre théâtral, qui, dans le cadre de ce qu’on a appelé « le théâtre de la catastrophe », est tout sauf conventionnel. Dans sa brève introduction à la pièce, datée de 2013, Howard Barker indique qu’il s’agit pour l’artiste digne de ce nom d’innover, de répudier les anciennes disciplines, de s’avancer vers l’inconnu, d’accueillir ambiguïtés et contradictions, afin de créer une œuvre qui passe à la postérité. Il parle de Vélasquez, mais n’est-ce pas lui-même que nous percevons dans un effet de miroir ? En phénoménologue attentif et incisif, Howard Barker aborde sans détour des sujets tabous, qu’ils touchent à la société en général ou à la sexualité en particulier, toujours à l’humain en ce qu’il recèle de complexe et de déraisonnablement (ou pas) radical – et c’est là ce qui fait la force de son théâtre.
Dans Marcella de Ulloa, ou la dernière toile de Vélasquez, Howard Barker prend des libertés par rapport au « casting » des Ménines de Vélasquez, en se demandant ce que peut bien figurer la toile dont nous ne voyons que le dos. Il crée un nouveau personnage, le principal, Marcella de Ulloa, une érudite de soixante-dix ans, qu’il pense en contrepoint de l’éblouissante Infante de cinq ans – d’où le titre original, At Her Age And Hers, « à son âge (celui de Marcella) et au sien (celui de l’Infante) ». Cette femme fascine les personnages de la cour d’Espagne – ceux que nous voyons dans Les Ménines – certes par sa grande beauté et son érudition remarquable, mais aussi par sa fragilité (elle souffre d’arthrite) qui n’a d’égale que son franc parler (parrêsia). Ainsi peut-elle poser des questions qui relèvent habituellement de l’intime : qu’est-ce que le plaisir sexuel ? Comment réconcilier ce qui relève de l’institution (le mariage) avec ce qui s’exprime biologiquement (les pulsions) ? Comment le corps vieillissant peut-il encore attiser le désir ? Au gré des rapports que Marcella entretient avec les autres personnages, Howard Barker explore les différentes modalités du désir, physiques, visuelles, auditives. Lorsque, sur ordre du roi, Marcella en vient à poser pour Vélasquez, et contre toute attente pour un nu, elle se demande si le modèle a un droit de regard sur la finalité du tableau, c’est-à-dire s’il est en droit de savoir qui en est le commanditaire et quelles sont ses intentions, quel devenir proche il envisage pour le tableau. Mais peu importe qu’elle trouve ou pas réponses à ses interrogations : elle comprend que l’œuvre d’art, la toile du maître, dépassera infiniment les calculs subjectifs, voire peu avouables, qui pouvaient présider à sa réalisation. Marcella est un personnage dont on ne peut qu'admirer l’humanité profonde et la force d’âme. Sacrifiée à la fin de la pièce, elle nous émeut radicalement, et l’on ne peut s’empêcher d’espérer que la jeune reine Mariana et Vélasquez, et plus tard peut-être l’Infante, quand elle aura gagné en maturité, lui rendront visite dans sa « pièce » à la fenêtre trop haute.