Un homme, de toute évidence jeune, s’adresse à l’assassin de son père qui bientôt sortira de prison.
Ce texte dramatique est une adresse à un interlocuteur hors scène qui n’est jamais nommé, si ce n’est par ses initiales, et dont on sait qu’il ne répondra pas. Cet interlocuteur, un assassin qui sera bientôt libéré, revêt la figure de destinataires multiples, dont les voix surgissent brutalement, sans que le spectateur n’en ait jamais la certitude, et qui sont autant d’allers-retours vers le passé douloureux du narrateur. C’est le texte d’un manque, d’une exclusion, et d’une construction en marge de la société, dans un environnement urbain violent et hostile. C’est aussi le texte d’une résurrection, celle d’un enfant perdu, brisé, qui se reconstruira par l’écriture.
L’auteur construit son récit sur trois colonnes, trois divisions de paragraphe, qui structurent les voix à tour de rôle, comme autant de séries narratives qui viennent mordre l’une sur l’autre, interrompre le récit premier (colonne gauche), le ramener à la brutalité de la réalité (colonne droite). Il y a un écart sensible avec la colonne centrale, qui porte l’adresse à l’interlocuteur absent avec l’utilisation du pronom « tu ». Cette colonne en italique est une longue litanie qui relie et recentre les voix. C’est le chant d’un homme perdu, fébrile, qui manifeste la blessure d’une absence, celle du père assassiné. Le drame est conçu comme un objet textuel presque autonome grâce entre autres à la mise en page, ce qui par ailleurs le rend assez original et renforce sa portée poétique.
D’une prosodie très dense, la beauté de ce texte surgit en creux, dans un phrasé concis, presque elliptique, qui trouve le juste équilibre entre langue parlée et langue écrite. Le spectateur est plongé dans le noir, les changements discrets de registres nous permettent de distinguer ces voix, qui parfois en portent d’autres, viennent se mordre, tantôt dans un discours direct, tantôt dans un discours indirect. Espi Tomičić nous guide dans l’obscurité.
Le premier temps est celui de l’enfance, et c’est certainement le plus dense, le plus resserré. Une enfance volée, dans un milieu hostile (la mafia locale), une famille qui éclate à la mort du père – père qui probablement ne vaut guère plus que son assassin. Le deuxième temps est plus accéléré, presque précipité, c’est celui de l’adolescence, du chaos sous l’emprise de la drogue, où le personnage se met en scène dans un duel sans adversaire, où les voix deviennent passantes, résonnent avec l’enfance, s’entremêlent. Le personnage lutte avec lui-même, avec son impuissance, jusqu’à rejeter le milieu social dans lequel il évolue. S’ouvre alors un troisième temps, celui de la maturité, avec la découverte du théâtre. Amené avec subtilité, cette rencontre avec le théâtre ouvre une perspective de vie nouvelle. Le narrateur s’inscrit à la faculté d’art dramatique. Écrire est un moyen de survivre, écrire devient un moyen de résister. Les mots façonnent et brisent à la fois, le poussent vers cet autre, l’assassin de son père, qu’il questionne, comme il questionne l’acte d’écrire. « Nous voilà transformés comme une demeure par la présence d’un hôte inconnu. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais », disait Rilke dans sa Lettre à un jeune poète. Le théâtre, pour le narrateur, est la rencontre de soi, au contact d’un autre. Plus l’enfant brisé s’accomplit dans ce milieu culturel autre, plus il s’éloigne de son milieu d’origine, sans possibilité de retour. Les voix se taisent pour laisser place à la litanie du pardon, et de la rédemption.
N’oublie pas de te couvrir les pieds est un texte dramatique d’un genre peu conventionnel en regard de la pièce bien faite. Dans une sorte de long soliloque schizophrénique, ce drame s’inscrit dans la recherche esthétique d’un monologue dialogiste. Si la pluralité des voix, sur la forme, est très théâtrale et porte tous les enjeux scéniques, la langue, elle, reste éminemment poétique.