Deux personnages, Orlando et Mikael, la soixantaine, sont assis à une table. Le décor est sobre : un studio d'enregistrement. Comme nous l'a préalablement annoncé un texte projeté au fond, c'est la première rencontre entre ces "deux hommes suédois" — précision qui n'est pas sans importance, car ce sont deux êtres à l'identité sexuelle sans doute indéfinissable.
L'entretien démarre, façon documentaire. Le ton est spontané, direct, sans artifice. Les deux hommes commencent par se raconter le long parcours de leurs changements de sexe respectifs, et ce qui les y a menés. Orlando, adolescent, fréquentait le parc mal famé de Stockholm, se prostituait, se faisait insulter et traquer par la police. Rêvant d'une petite vie rangée de femme au foyer, il fut l'un des premiers au monde à se faire opérer dans les années 60. Quant à Mikael, son changement de sexe eut lieu dans les années 90. Croyant que cela allait "arranger tous ses problèmes" et lui permettre de fuir "le vieux Mikael", il eut cependant toujours un doute quant au bien-fondé de sa décision, et se mit à pleurer en se voyant dans la glace après la première intervention chirurgicale, constatant que "tout était parti." Il avait voulu se prouver à lui-même qu'il était capable d'aller jusqu'au bout du processus. Il fait également état d'une seconde motivation : tout cela coûtait si cher à la société qu'il eut été indécent de changer d'avis.
Mikael admet cependant qu'il y eut des avantages à être une femme : "Mikaela, elle était plus courageuse, d'une certaine manière. [...] En tant qu'homme, je risquais de me prendre une beigne si je la ramenais et que je disais ce que je pensais. Mais on ne met pas un pain à une bonne femme. Personne de normalement constitué ne fait ça."
Sur scène, les deux hommes projettent des diapositives d'eux-mêmes durant leur période "féminine". Il est maintenant question des difficultés qu'ils vécurent après le changement de sexe, pour se fondre dans leur rôle de femme. Excès de zèle et de maquillage, talons trop hauts, transpiration sous les perruques... Les deux hommes racontent les erreurs qui ont fait d'eux des personnages tragi-comiques. Ou l'erreur au singulier... Car ils en sont venus à considérer leur changement de sexe comme une erreur.
Puis, ils franchissent un pas de plus dans la dimension de l'intime. Orlando évoque sa vie commune avec un homme qui n'apprit qu'après 11 ans de mariage qu'Orlando avait changé de sexe, bien que le vagin d'Orlando n'eut jamais été, pour ainsi dire, opérationnel. Cette découverte étrangement tardive entraîna la rupture. C'est alors qu'Orlando, voyant sa vie de couple et son rêve de ménage brisés, décida de redevenir un homme.
Quant à Mikael, il avoue n'avoir eu de rapports sexuels qu'une seule fois dans sa vie et ce, juste avant sa transformation en femme. Il se dit avoir toujours été attiré par les femmes, ce qui laisse Orlando quelque peu perplexe. Mikael lui explique que, se sentant martyrisé ou ignoré par elles, il avait compté se passer de relations sexuelles pendant le restant de ses jours. Pas question pour lui de vivre en lesbienne dans un corps de femme, ni pour autant de s'intéresser aux hommes.
Orlando et Mikael n'en sont pas au même point dans leur seconde transformation. Mikael tente de convaincre les autorités sanitaires qu'il doit redevenir un homme. Orlando considère pour sa part que c'est chose faite, même s'il n'a pas eu le courage de subir les toutes dernières interventions, la reconstruction de son pénis n'étant pas entièrement achevée.
Une fois l'enregistrement terminé, un texte projeté au fond nous annonce succin
La pièce de Marcus Lindeen s'inscrit dans une nouvelle tendance du théâtre suédois : le théâtre documentaire.Elle a été élaborée à partir d'un entretien enregistré, auquel un travail de "montage", de construction et d'écriture que l'on devine précis, donne une structure dramaturgique solide. À mesure que se développent les thèmes de l'entretien, mouvements et points d'orgue — ces derniers prenant ici la forme de révélations intimes — se dessinent clairement. Le langage est celui de la conversation informelle, le registre, familier. La simplicité de ton et la sobriété d'un décor impersonnel — un studio d'enregistrement — évite tout sentiment de voyeurisme ou d'obscénité, malgré les sujets éminemment privés qu'abordent les deux personnages. À travers cette parole d'apparence triviale se déroule petit à petit le drame de deux destins tragiques. Les corps des protagonistes sont là pour en attester, car leurs tragédies respectives s'inscrivent bel et bien dans leurs corps, par lesquels ils ont cru pouvoir exister pleinement, sans jamais y parvenir — objets vivants mutilés, soumis aux sévices répétés des multiples interventions chirurgicales de leurs changements de sexe.
Nous avons là deux magnifiques rôles de composition. Dans la mise en scène de Lindeen au Théâtre de
Le grand écart entre l'apparent apaisement de deux hommes qui ont, à leur manière, tout vécu, et la violence de leur récit, du sens profond de l'œuvre, de la remise en cause qu'elle suscite chez le le
N'allez pas croire que cette pièce soit un réquisitoire candide et politiquement correct pour la tolérance et la liberté de choix. Le personnage de Mikael bouscule la donne. Ses commentaires misogynes épaississent le propos d'une ambivalence troublante. Point de vérité psychologique simpliste. L'opacité que le dispositif documentaire confère aux personnages est d'une efficacité redoutable.
En regardant leurs diapositives respectives, prises lorsqu'ils étaient femmes, les deux hommes se font des compliments, se comparent à des actrices. Puis — coïncidence — ils découvrent avoir nourri tous deux les mêmes ambitions théâtrales. Ils ont eu quelques expériences de la scène, avant de laisser s'évanouir leurs rêves de comédiens. Nouveau questionnement : sommes-nous autres que la somme des multiples rôles que nous nous efforçons de jouer ? Ce "moi" que les personnages ont traqué dans leur chair, toute leur vie durant, sans jamais l'atteindre, existe-t-il enfin ? Ceux que nous voyons ne sont-ils que le résultat instable de leurs a
Mais "Retour en sens unique" ne frappe pas tant par la marginalité de son sujet, que par l'universalité des questionnements qu'il provoque — sur la nature de l'être, sur la nature du théâtre, sur la théâtralité de l'être.Tout cela y est inextricablement lié, forme et fond y contribuant avec une force égale. Convaincue de sa portée internationale, je souhaite bien entendu au public français de pouvoir partager l'émotion que suscite cette œuvre dérangeante.