Dans une atmosphère sombre décrite plus haut, la pièce débute par un prologue « interprété » par les Bouffons (ou fous) où alternent chanson liturgique du sud de l’Italie, psaumes en latin, ordres guerriers, aboiements et cris proférés par Biguá…
La pièce fait allusion à une période historique, –sous le gouvernement de Rosas qui, entre autres, persécutait les étrangers (d’où l’importance de l’aspect physique des personnages) et voulait fonder un monde inspiré du monde européen -, ainsi qu’à un événement très connu qui a donné lieu à un film, un roman, des poèmes… (la fuite de la jeune Camila, issue d’une riche famille, avec un curé, devenu son amant.) Ils ont été arrêtés et le Général a reçu l’ordre de les exécuter. Cette nuit sera une nuit de réflexion, de doutes, d’analyses de la situation avec - et cela me semble très important – l’intervention des autres personnages et en particulier les Bouffons qui « illustreront » la rencontre, puis la fuite des amants. Et ce, avec des références à la Bible et de nombreux emprunts à la Divine Comédie. Ils « joueront » les situations pour « l’expliquer » au Général ; lequel, à certains moments, sera pris par leur jeu et y participera. Il doutera jusqu’à la fin de la nuit. Ceci est un bref résumé, une sorte de fil conducteur.
Aujourd’hui, 15 ans après avoir traduit cette pièce j’éprouve, en la relisant, le même plaisir et le même enthousiasme, sans doute pour les mêmes raisons : la forme en rien linéaire, le traitement de l’Histoire avec l’alternance de deux mondes – le vrai, celui de l’Histoire, et l’autre, celui de l’humain avec ses ambiguïtés et ses questionnements.
L’Histoire est la toile de fond, mais ce qui, pour moi, fait la force et la beauté de cette pièce c’est SA FORME et SON ÉCRITURE.
Exemples : 1) les Bouffons font le récit, EN VERS, de la rencontre des deux amants, de leurs relations sexuelles interdites sans aucune pudeur, avec érotisme, mêlant le sacré et le profane et … en même temps, les Scribes interrompent ce récit par la lecture, au Général, du décret du Jugement. Le récit et la lecture, de ton complètement opposés, ALTERNENT avec bonheur, et donnent une vigueur et une beauté à cette scène.
2) « Toute passion comme celle-là, énorme, est un scandale pour le monde. Parce qu’elle le retourne
et le désintègre »… « C’est eux que j’aime, ajoute le Général, mais je suis en train de faire un monde ».
Le Général comprend, voire approuve, mais il DOIT donner l’ordre de les fusiller. Et ce faisant, il devient, dit-il, le représentant de la lâcheté générale… pour que demain le troupeau de gens servils puisse respirer… Il faut enfoncer les murs de la raison, des certitudes, des sens…
Les personnages passent de la Comédie au Monde à l’Enfer au Purgatoire, non seulement dans le récit évoqué plus haut, mais en se questionnant, par exemple sur la race :
Est obscène tout ce qui est obscur
La peau brune
La nocturne chevelure
C’est pourquoi tu dois
Farder de blanc ton visage
Eclaircir tes cheveux.
Une autre caractéristique de la forme : par moments, le Général adhère tellement au récit des Fous qu’il y participe, qu’il emprunte leur langage..
On se demande, jusqu’à la fin, s’il ira contre son désir profond – les laisser fuir – ou s’il accomplira son devoir. Les amants sont fusillés à l’aube, le prisonnier est délivré de ses chaînes.
Apparaît l’Aide de Camp, portant dans ses bras l’enfant de Camila et du prêtre, Ladislao.
Doit-on y voir un espoir pour l’avenir ?
Les Fous existent-ils vraiment ou sont-ils la conscience, la face cachée du général ?
Peut-on voir dans cette pièce des résonances avec d’autres époques, actuelles ou non ?
« Une fausse réalité » dit l’auteur.
Une pièce qui interroge sous la forme de l’ironie, de la farce, du satirique, du burlesque… un heureux mélange des genres.