Les deux protagonistes de Babel sont un homme d’environ trente-cinq ans vivant au 538ème étage de l’immeuble le plus haut, appelé Phalène, et la danseuse manchote de vingt-cinq ans qui lui appartient, nommée P’titebouche.
Nous sommes dans un futur indéfini.
Ce futur, similaire à celui que développent les romans de science-fiction de Philip K. Dick ou Isaac Asimov, consacre la disparition définitive de la politique, dans sa capacité d’administrer l’utilité publique. Le privé a pris le pas sur tous les statuts sociaux, si bien que, dans la métropole indéfinie et immesurable où se situe l’action de la pièce, chaque forme de pouvoir s’exerce à l’intérieur d’organismes autonomes. L’opacité de leur fonctionnement contraint les personnages eux-mêmes à les définir comme des « immeubles ». Dans cette société discriminatoire, un organisme légiférant unique met à la marge les estropiés, les « Inférieurs ». Ce moloch central est doté d’une police capable de tuer sans aucune tutelle. Dans ce monde où toute relation humaine est monnayable, le sentiment d’amour se traduit uniquement dans le désir d’acheter l’autre.
Dans le premier acte, P’titebouche se trouve dans l’appartement de Phalène. Elle sort de l’hôpital où elle vient d’être soignée à la suite de l’accident qui lui a fait perdre son bras. Lors de ce drame, Fer, fiancé de P’titebouche et frère de Phalène, a trouvé la mort, alors que le trio tentait de prendre « le navire ».
Affublée de sa nouvelle identité d’Inférieure, P’titebouche a été achetée par Phalène, sans toutefois que celui-ci ne puisse vivre avec elle. Il a été décrété que P’titebouche rejoigne les Inférieurs dans le secteur 22/G. Elle travaillera dans un local de lap-danse, appelé Sha-Mat, où se déroule le deuxième acte.
Dans le troisième acte, Phalène se lance dans une guerre avec les habitants de son immeuble pour prendre le pouvoir. Il se justifie aux yeux de P’titebouche en invoquant son intention de promulguer une loi qui leur permettrait de vivre ensemble. Phalène ne se doute pas que P’titbouche veut concrétiser ses visées sur le Sha-Mat.
Dans le quatrième acte, Phalène annonce à P’titebouche qu’il est parvenu à ses fins. Mais celle-ci vient juste de gagner le respect dans son secteur, et la direction du Sha-Mat en prime. Paniqué à l’idée de la perdre, Phalène tente de la convaincre de ne pas renoncer à sa honte, de ne rien changer. Il insiste sur le fait qu’elle demeure sa propriété. Tandis que P’titbouche résiste, Phalène avoue avoir tué pour accéder au pouvoir et, la situation le poussant dans ses extrêmes, il lui dévoile avoir la possibilité de prendre ce « navire » raté au début de l’histoire. P’titebouche cède et le suit.
Le « navire » se révèle être un comprimé par lequel on accède à un paradis artificiel privé. Pendant le dernier acte où se déroule ce voyage, la nature de la relation qui unit les deux protagonistes éclate au grand jour. L’amour de Phalène pour la jeune femme, la jalousie qui l’a conduit à tuer son propre frère et soumettre la danseuse, luttent contre ce désir irrépressible de liberté qu’éprouve P’titebouche et qui hypothèque toute velléité de rester avec lui.
Mue par la nécessité de sa « vision morale », P’titebouche franchit le pas la première. Si Phalène l’accompagne, c’est qu’il ne peut envisager un « retour » sans elle.
A Babel, la mort dans le paradis artificiel est la seule possibilité pour aimer et demeurer libre.
Babel est une pièce de Letizia Russo en réponse à la commande de Mario Martone, alors directeur du Théâtre National de Rome, dans le cadre du Projet Petrolio (2005) en l'honneur de Pier Paolo Pasolini.
Dans cette pièce d’anticipation, les références au roman fleuve inachevé du grand maître italien sont minces. Là où Pasolini s’essaie à une analyse sociétale de la défaite de la politique démocratique en Italie, Letizia Russo efface toute référence géographique et temporelle : dans le monde où se débattent les deux protagonistes de Babel, l’ultralibéralisme a gagné depuis longtemps. Pourtant un trait fondamental demeure, comme si ce corpus pasolinien avait été digéré par l'auteure : l’atmosphère oppressante des villes du sud, des métropoles mal grossies et chaotiques.
La structure en cinq actes est classique ; le rythme des répliques courtes et rapides ainsi que la rare ponctuation, sont ceux de certaines pièces contemporaines américaines ; la langue, extrêmement construite, garde des traces d’un parler populaire.
La première lecture de Babel évoque les images charriées par la mémoire du cinéphile de science-fiction : la camera plonge du haut d’un gratte-ciel vers les rues encombrées d’épaves de tôle et des débris humains, pendant qu’un réplicant, à l’expression trop souffrante pour que l’on puisse croire qu’il n’est pas humain, attend sa mort. C’est l’univers des films basés sur les romans de Philip K. Dick.
Mais Babel est avant tout une histoire d’amour. Et là encore on trouve une note pasolinienne : le cri d’un amour né impossible. La direction d’acteur devrait tenir compte de cette donne fondamentale.
(Maria Cristina Mastrangeli)