Mohammad et Aline se rencontrent lors d’une session d’apprentissage de la langue française dans une ville française quelconque de taille moyenne. Durant toute la session, Aline cherche à attirer l’attention du groupe sur ses malheurs d’ancienne détenue et sur la catastrophe sans fin que traverse son pays [la Syrie]. Pour ce faire, elle a parfois recours à des attitudes immatures. Pendant qu’elle se met en scène, Mohammad garde un calme énigmatique. Il observe son comportement et se désole de son état tout en l’évitant. C’est seulement lors du dernier cours qu’Aline se pique de curiosité pour Mohammad. Ils entament une discussion passionnée qui les conduit après la pause jusqu’à un bar du centre-ville puis à l’entrée de l’immeuble où réside Aline.
Mohammad explique qu’il était chauffeur de taxi en Syrie. Il est veuf. Son fils a emménagé à Paris pour son travail et il ne lui rend que rarement visite. Aline a terminé depuis peu un séjour thérapeutique. À la suite de son arrivée en France, elle a eu besoin de cela pour essayer de se remettre des séquelles post-traumatiques. Elle tente désormais de se concentrer sur ses cours de langue et sur l’écriture d’une première version d’un texte créatif dans lequel elle aborde son histoire d’emprisonnement et ses suites psychologiques. En effet, elle ne cesse de s’imaginer voir l’officier qui l’a interrogée et torturée. D’autant plus après avoir entendu des rumeurs sur son départ de Syrie et sa demande d’asile quelque part en Europe.
Aline souhaite obtenir pour ce projet d’écriture une bourse d’édition. La date limite de candidature auprès d’une organisation artistique arabe approche. Mohammad se propose de lire ce qu’a écrit Aline. Il l’invite à discuter chez lui.
Mohammad et Aline échangent sur le fond de ce texte qu’elle écrit pour le faire avancer. Dans le même temps, ils développent et vivent en silence une improbable relation sentimentale peu explicitée dans la pièce.
Aline pense que l’intrigue de son récit doit l’amener à dévoiler l’identité de l’officier. Il sortirait ainsi du domaine de son imagination ce qui permettrait à Aline de le dénoncer dans l’optique d’un jugement. Mais Mohammad lui propose de conserver cet espace où le réel et l’imaginaire s’entrecroisent dans l’écrit pour ne jamais répondre à la question : l’officier est-il bien réel ou seulement imaginaire ?
La discussion prend fin lorsqu’Aline émet l’idée que, dans le texte, elle va rencontrer un ancien officier des services de renseignement, différent de son bourreau, ayant obtenu le droit d’asile en France après avoir complètement occulté son passé. Une relation sentimentale naîtrait entre eux. L’officier-amant entamerait la lecture du résumé du texte qu’elle est en train d’écrire et ferait des propositions pour développer le manuscrit sans jamais lui révéler sa véritable identité.
Mohammad est déconcerté en entendant cette idée. Aline est très enthousiaste, elle l’embrasse alors soudainement. Il demeure silencieux à la fin de cette première partie de la pièce.
Dans la seconde partie, leur liaison connaît un virage important et elle s’accélère. Mohammad emménage chez Aline et lui apporte tout son soutien pour qu’elle puisse avancer dans l’écriture. Il supervise entièrement tous les détails de la vie quotidienne et donne à Aline tout le temps et la concentration dont elle a besoin. Mais ce faisant, il prend le contrôle de leur relation et de leurs deux vies. Il installe une situation de domination facilitée par la soumission intérieure d’Aline elle-même. Elle se plonge dans la rédaction et fait de sa relation avec Mohammad le matériau de sa fiction. Elle lui impose ainsi le rôle imaginaire de l’officier taisant son passé qui lui apporte, à travers ses actes, amour et haine.
Les frontières séparant la narration d’Aline du réel s’effacent progressivement. Les doutes d’Aline grandissent quant à la possibilité d’une concordance entre Mohammad et le personnage inventé de l’officier. Une hypothèse de plus en plus plausible qui pousse leur relation dans une impasse.
Dans une ultime tentative de se défaire de son imagination, Aline signale, dans l’écriture et en réalité, Mohammad à la police. Elle l’accuse d’être un ancien officier des renseignements syriens qui a fui ses crimes et s’est réfugié en France. Toutefois, elle reste dans l’incapacité d’étayer ses soupçons de preuves tangibles si ce n’est son « imagination maladive » comme elle la décrit. Elle rentre alors à son appartement, en verrouille la porte et jette les clés pour s’enfermer doublement avec Mohammad dans la réalité et la fiction.
Tout au long de cette pièce, le passé harcèle les personnages, faisant écho aux questions soulevées par l’absence globale de justice sur ce qui se passe en Syrie. Ce passé oblige Aline à se reconstruire en tant que victime et l’empêche de faire, dans sa vie, le moindre pas en avant. L’intrigue se déroule sur fond de poursuites judiciaires en cours d’un certain nombre d’officiers du renseignement syrien en Europe, en particulier le très médiatique procès d’Anouar Arslan en Allemagne. Ce texte s’appuie sur une écriture au miroir ou spéculaire qui offre à la matière dramatique un déplacement du réel à l’imaginaire puis de l’imaginaire à l’imagination de l’imaginaire avant de revenir, par une vérité dramatique nouvelle, au réel.
En écrivant Braveheart, Wael Kadour pose une nouvelle pierre d’angle à la dramaturgie syrienne. Jusqu’alors, la majorité des pièces contemporaines syriennes ont fait de la révolution de 2011 puis de l’exil (qui touche plus d’un cinquième de la population syrienne) leurs motifs centraux. Il est même possible de découper schématiquement les dernières œuvres par les espaces géographiques dans lesquels se déroule l’action : la Syrie, les pays avoisinants (Liban, Jordanie, Turquie), les pays-deuxième étape d’exil (notamment l’Europe). Les problématiques du déplacement ont souvent été traitées par le prisme de la transition géographique : les conditions de départ, la précarité à l’arrivée. Cette nouvelle pièce de Kadour aborde quant à elle la question de l’installation sur le long terme des réfugiés dans les sociétés dites d’accueil. Elle donne à voir par un ensemble de détails extrêmement fins un quotidien absolument invisible du grand public ; la complexité voire la violence de l’adaptation des Syriens à ce nouvel environnement social, culturel et administratif.
Wael Kadour évite tout écueil voyeuriste et misérabiliste. Il montre le combat contre soi d’une jeune syrienne passée par l’enfer des geôles syriennes et désormais installée dans une ville de province française. Mais à l’instar de ses autres pièces, l’intrigue pour Kadour est d’abord un prétexte pour porter sur scène ses propres interrogations de dramaturge, lui-même exilé dans cette nouvelle société. Pourquoi écrire ? Que décrire ? Comment réagir face à l’injonction du présent dans son écriture ? Ces questionnements récurrents traversent la production de Kadour et plus largement la littérature syrienne depuis le déclenchement de la révolution. Les auteurs et autrices n’ont cessé de débattre, que ce soit dans des espaces de débat (journaux, billets et posts) que dans leurs œuvres, de leur rôle dans un contexte politique et social extrêmement chargé. Certains ont décidé d’arrêter d’écrire de la fiction, d’autres ont au contraire cherché à se défaire de la charge dramatique contenue dans chaque histoire individuelle syrienne.
Il est intéressant de constater que dans la pièce, cette interrogation autour du rôle de l’auteur gagne un nouveau sens. En effet, les procès intentés aux tortionnaires du régime syrien, réfugiés en Europe après avoir déserté, ont apporté une nouvelle valeur au témoignage. Alors qu’il avait pu être utilisé à des fins médiatiques, puis dans les procédures de dépôt d’asile auprès des autorités, il devient désormais un élément à charge. C’est sur cette trame de fond que se construit l’intrigue de Braveheart.
Les deux protagonistes de la pièce débattent de la valeur, et au fond du genre, d’un type de création qui fleurit dans une population traumatisée par la répression, mais aussi par l’exil et qui s’inscrit à l’intersection du témoignage personnel, de l’autofiction et de la thérapie. Romans graphiques, films courts et longs, podcasts ne sont que quelques exemples de ce type de productions. Wael Kadour adopte ainsi non seulement une posture d’observation de soi-même, artiste syrien installé dans un espace non arabophone, mais il propose également un regard critique envers les dynamiques de création qui l’entoure. Il soulève le voile des relations de pouvoir qui viennent lester systématiquement la réception des écrits syriens en Europe.
En conclusion, cette pièce nous plonge dans un présent monotone, sans goût, mais où les chimères du passé resurgissent avec d’autant plus de force que le temps semble long. Recroquevillée sur soi, Aline est à la recherche d’un sens à sa vie, sens perdu au fond des geôles syriennes. Wael Kadour, emploie une langue dialectale et moderne qui forme un certain standard de l’expression en arabe des Syriens vivant en Europe. Cette souplesse dans le langage permet de traduire dialogue et monologue dans une langue française dynamique qui laisse la place à une certaine spécificité de cette expression dialectale. Tant par sa structure linguistique que narrative, Braveheart forme à la fois un jalon dans la production dramaturgique de Wael Kadour qui reflète son parcours de vie, mais également une œuvre qui s’inscrit dans le champ de la création syrienne désormais installée en exil.