Dans un coin déshérité de la campagne anglaise, qu’on peut très bien imaginer de situer dans un autre pays, Anna et Becky, deux sœurs qui élèvent des moutons, essaient de maintenir le cap et d’empêcher leur famille de se désintégrer tout à fait après la mort de leur mère. Une nuit, en pleine période d’agnelage, elles découvrent un homme en train de rôder dans un de leurs champs. Le menaçant d’un fusil, elles l’interrogent sur ce qu’il vient faire là. Il finit par dire qu’il s’appelle Gus Dubois, est un sans-abri et s’entend, à sa grande surprise, proposer de les aider contre le gîte et le couvert – mais sans plus.
Pièce à cinq personnages, divisée en quatre grandes scènes de longueurs inégales (« La brebis », « La chienne », « L’agneau », « La tempête »), Chien-Fusil est largement inspirée de l’adolescence de l’auteur dans un milieu rural de ce genre.
Composée de plusieurs allers-retours dans le temps, la pièce ne suit pas une ligne chronologique, mais déroule néanmoins un long fil continu en de courtes scènes s’enchaînant les unes aux autres, au cours desquelles, semés çà et là, des indices sur l’existence actuelle et passée des divers protagonistes sont comme autant de petits cailloux permettant au spectateur de retrouver son chemin dans l’histoire : celle d’une famille de petits éleveurs attachés depuis des générations à leur terre, à leur ferme, tirant plus souvent le diable par la queue que leur épingle du jeu, que la solitude, la misère, et un dernier orage (la pièce se termine par un déluge) finiront de décimer, les condamnant à l’immobilité définitive.
« La terre sous nos pieds. Elle a tout notre sang dedans non ? Depuis tout ce temps. Fait partie de nous. »
Pour citer une critique anglaise dans WhatsOnStage, ce n’est pas une pièce où vous éclatez de rire toutes les deux répliques, mais c’est une belle chose sincère, le portrait douloureux d’une famille composant vaille que vaille avec les fantômes de son passé et les promesses (illusoires) de l’avenir.
Ajoutons que c’est une pièce profondément sociale. Avec une réelle maîtrise des moyens d’expression du théâtre, l’auteur nous intéresse à la réalité brute de ces laissés-pour-compte dans la marche du temps, faisant comme résonner leur voix dans ce silence qui les avale, les efface de jour en jour un peu plus.
Pourquoi est-il fait si peu de cas du fait qu’il y a en moyenne un suicide d’agriculteur tous les deux jours en France (le chiffre est probablement supérieur chez les éleveurs) ? En Angleterre, c’est la profession qui connaît le taux de suicides le plus élevé, et le risque de suicide est encore doublé chez les éleveurs. Pourquoi ce sentiment de culpabilité par rapport à la ferme que leur père leur a transmise ? Pourquoi est-il insupportable d’échouer là où vos ancêtres ont réussi ? Sans doute, parfois, parce qu’on ne veut pas être celui ou celle qui va devoir arrêter l’activité à laquelle ses parents, ses grands-parents avaient consacré leur vie…
Dans une interview, l’auteur déclarait avoir voulu décrire ce que ça fait – pour cette génération ayant grandi comme lui à la campagne – de sentir que le monde tourne de plus en plus vite, et qu’il n’est pas pour vous. Ce que ça fait pour de jeunes ruraux assistant de loin aux changements fulgurants de notre monde contemporain, et qui ne veulent pas nécessairement de la vie que leurs parents et leurs grands-parents ont menée : ils ont le sentiment d’être laissés au bord de la route dans l’indifférence générale. Le titre Chien-Fusil renvoie à ce mélange de révolte et d’obéissance – violence du fusil, obéissance du chien – envers les traditions et les contraintes du monde rural, que Ben en particulier n’est pas capable de comprendre.
La mort guette, les bêtes comme les humains. L’abattage sanctionne l’inutilité (l’improductivité). Une brebis boiteuse, qui « produit » peu ou difficilement, ou trop vieille pour mettre bas, est à « réformer », c’est-à-dire à éliminer. Notion qui renvoie au personnage de Ben, travaillé par la peur de passer pour une bouche inutile et de mériter, par là même, qu’on se débarrasse de lui.
Créant un univers qui n’est pas sans évoquer Beckett et Tchékhov, Simon Longman, dans un style dépouillé empreint de poésie et d’humour, un récit non linéaire fait d’allers-retours dans le temps et des dialogues souvent minimalistes, parvient à nous toucher avec des personnages forts, représentatifs d’individus qui n’ont a priori rien de bien extraordinaire.
Ainsi Ben, le frère aîné, penché sur son portable, à l’affut du « signal » qui le mettrait en communication avec le monde extérieur. Lui ne rêve que de se tirer. Ce qu’il finira par faire, plusieurs fois, rentrant de ses échappées avec la certitude amère d’être partout un bon à rien, de n’avoir pas plus sa place ailleurs que là. Seul, frustré, complètement perdu, en proie à la peur et à la colère. Sarcasme, menaces, tout lui est bon pour faire et se faire du mal.
Ou Gus l’étranger, double positif de Ben. Lui s’est non seulement bien acclimaté mais aime ce métier... Lui aussi cache une fêlure ; incapable de s’imposer au monde, il croit avoir trouvé l’endroit où « disparaître », et c’est Becky qui va l’aider à trouver sa voix, à oser émerger du silence.
Ou encore Mick, le grand-père de plus en plus gâteux, obligeant chacun à écouter ses histoires scabreuses, mais dont le fond nous est subitement révélé dans un moment de lucidité poignant : « Faut être courageux. C’est tout ce que j’espère de vous. »
Mais ce sont les deux sœurs, Anna et Becky, les véritables héroïnes de l’histoire : Anna la taiseuse, qui tient la barre, prend les décisions… et manie le fusil, en conflit larvé avec le frère qui lui reproche son obstination à poursuivre une activité qui les condamne tous à une vie de labeur, ingrate, monotone, archaïque, en dehors de tout. Becky la loquace, le cœur battant de la pièce, qui, contrairement à Ben, a le sentiment d’être utile et compétente, ce qui lui a visiblement servi à se construire et à survivre au drame familial. Mais elle aussi rêve d’un ailleurs, d’une autre vie, comme en témoignent ses délires fantaisistes (dont on finit par comprendre la fonction essentielle de diversion, d’antidote au silence qui l’angoisse)…
La faute à pas de chance ? Ironie des temps ? Tandis qu’elles s’acharnent à maintenir l’activité de la ferme de leurs parents disparus, on pourrait les imaginer, dans un autre contexte, grâce à des réseaux et à une visibilité, en héroïnes locales d’une success story. Après tout, elles aussi font du bio, même si, comme dit Becky, ce n’est « que par défaut ».
Note sur le style : l’absence de virgules et de la plupart des pronoms sujets est délibérée, non pour produire un effet stylistique mais pour rendre l’économie d’un parler paysan encore vivace : pas besoin d’entrer dans les détails quand chacun sait de quoi il est question. Cela concerne aussi, mais d’une autre manière, les rêveries fantaisistes de Becky et les gaudrioles ressassées de Mick.