Ciel blanc de Simon Longman est une « pièce sur le deuil et la violence, et la recherche d’un ailleurs par-delà la rocade ». Elle convoque sur scène huit personnages et un chien mort, l’hiver, pendant la nuit, dans un bourg en déclin, perdu au milieu des champs.
Une femme se tue dans un accident de la route, un étranger à la région se fait tabasser sans raison par un pilier de pub, un chien fracasser le crâne à coups de brique : trois faits divers liés à une même famille réputée pour sa violence, celle de Jen et de son frère Steve, lesquels ont toujours vécu dans cet ancien bourg au chômage endémique, dont ils ne songeraient pas à s’évader, reproduisant sans le remettre en question le mode de vie paternel et local : se soûler et cogner le plus fort pour se faire respecter. Ce qui a conduit Steve en prison et pourrait bien vouer Jen au même sort si certaines discussions et rencontres ne la faisaient pas finalement réagir, ne dégelaient pas ce bloc de glace qu’elle est devenue.
On retrouve les thèmes récurrents chers à Simon Longman : un monde rural en voie de désertification, à l’horizon bouché ; monde en perte d’humanité, où règnent la violence, l’alcoolisme, l’ennui ; hostile envers l’étranger, replié sur lui-même et se réfugiant dans un esprit communautaire dont il persiste à tirer fierté ; un monde qu’une jeunesse désœuvrée a du mal à quitter parce qu’elle ne croit pas, ne croit plus pouvoir s’en échapper.
Simon Longman continue à porter sur scène avec talent ce monde rural dont il est issu, cherchant dans toutes ses pièces à nous sensibiliser au problème de la désertification des campagnes et de la misère sociale de certaines populations rurales. On le sentait déjà très fort dans Chien-Fusil, qui offrait un tableau assez noir du monde rural actuel. Ici, il n’est même plus question de respect pour la vie de labeur des générations précédentes, ni de désir de sauver ce qui reste à sauver d’un mode de vie et d’un savoir-faire ; il n’est plus question d’attachement à la terre. Le retour inexorable des cycles saisonniers rythmant le passage du temps ne sert plus de repère : le temps ne passe plus. Pour ces jeunes ruraux sans perspective d’avenir, c’est la condamnation à perpète dans « des prisons aux murs verts à ras de terre ». Restent l’amertume et la biture, le silence et la solitude... et la vaine fierté d’appartenir à une communauté, d’être de là.
L’univers de Ciel Blanc est nocturne et blafard, peuplé de jeunes et d’adultes mal dans leur peau, mal dans leur vie, pour qui la violence est souvent la seule réponse, le seul exutoire, le seul mode opératoire. Par bonheur, il se trouve parmi eux une poignée de personnages drôles et désarmants comme Ben, francs et sensibles comme Beth, Abby et Lee, qui témoignent de la foi de Simon Longman en la persistance d’un sentiment d’humanité même dans des zones où il est dangereusement menacé de disparition. Tant la rage et la trop longue absence d’espoir peuvent un jour transformer des êtres humains en « monstres ».
Jess : Des localités pareilles. La colère qu’on trouve ici. C’est pas normal. Les gens comme ton père. Ils restent là à vider des pintes. Absorber l’espoir et souffler la haine. Tout ça parce qu’eux ont peur. Parce qu’ils sont paumés. Y a rien de pire pour des personnes comme toi et moi. On étouffe ici. Ça nous rend pareilles. Petit à petit ça nous rend pareilles qu’eux. Là où y a pas d’espoir on trouve que la colère. Et elle est en train de me submerger (sc. 26).
Simon Longman ne vous présentera jamais ses personnages. Au début vous ignorez leur âge, parfois leur sexe, leurs relations entre eux. Il met votre intelligence et votre imagination à contribution en vous projetant dans leur univers in medias res.
Tout commence par un bouquet de fleurs. Non, plutôt par un accident de la route. Non pas, plutôt par la découverte d’un chien mort… Ou par la rencontre d’un homme couvert de sang… La fable aurait pu nous être contée dans sa chronologie : Jen, qui vient de perdre brutalement sa mère dans un accident, apprend par sa collègue de travail (Beth) qu’on a déposé un bouquet de fleurs blanches sur le lieu de la collision. Une mystérieuse attention qui la renvoie à son propre rejet, la honte et le mépris que lui inspirait sa mère, une alcoolique invétérée. Mépris qu’elle partage avec son frère (Steve), ce frère à qui elle a du mal à aller annoncer la nouvelle et qui est en prison pour avoir tué dans une bagarre un travailleur saisonnier (Lee), un métèque, qui avait eu le malheur de venir boire une bière au pub qu’il fréquente. Mais autant Steve se vantera de n’avoir aucun remords, autant Jen s’en veut d’avoir refusé de l’aide au blessé, qu’elle a elle-même rencontré peu après l’agression alors qu’elle allait chercher à boire pour son père, un tyran domestique qui a l’alcool mauvais.
Au lieu de cela, Simon Longman choisit non seulement de nous livrer les détails de l’action au compte-gouttes, mais de mélanger les temporalités des divers tête-à-tête entre Jen et son frère et cinq autres personnages, et celui entre Steve et un huitième. Du simple fait de leur fragmentation et de leur juxtaposition non chronologique, il crée par un étonnant montage kaléidoscopique l’impression (l’illusion ?) de fragments de souvenirs qui reviendraient en quelque sorte à la mémoire de Jen et de Steve, conviant le lecteur ou le spectateur à découvrir peu à peu par lui-même les tenants et les aboutissants de ce qui se déroule sous ses yeux.
À se demander si l’intention de l’auteur de laisser ainsi le lecteur/spectateur dans le noir ne serait pas, métaphoriquement, une illustration de ce qui se passe dans le cerveau des principaux protagonistes, dont la lente prise de conscience ne se fera qu’à travers certaines expériences décisives, révélatrices.
Ainsi va-t-on découvrir, au fil de trente séquences (sept scènes fractionnées chacune en trois ou quatre fragments imbriqués les uns dans les autres, plus quelques fragments-didascalies souvent purement sonores), que Jen a perdu sa mère dans un accident de voiture, qu’elle travaille comme vendeuse dans une épicerie, qu’elle a son frère en prison et une réputation de bagarreuse, comme Steve et son père. Découvrir comment elle en viendra à prendre douloureusement conscience de la toxicité de son milieu familial et social, et à réagir avant qu’il ne soit trop tard : avant d’en arriver à terroriser la terre entière comme son père, à cogner à mort pour se défouler comme son frère, ou à se tuer, ivrogne et objet de mépris, dans un accident de voiture comme sa mère.
Face à Jen alternent six autres personnages dont trois étrangers au bourg. Il y a Beth, sa collègue vendeuse, qui ose exprimer ce que tout le monde tait ; Chris, le copain encombré d’une mère grabataire et grand admirateur du père de Jen et de sa réputation de « terreur » ; Steve, son frère, en attente de procès pour avoir tabassé mortellement un saisonnier. Lee, ledit travailleur saisonnier que Jen a rencontré, salement amoché, peu après la bagarre et refusé de secourir. Et puis Jess, dont on apprendra par la suite qu’elle est la sœur de Lee, venue réclamer justice à sa manière ; et Abby, venue aux obsèques de la mère de Jen et qui s’avèrera (on l’apprendra aux deux-tiers de la pièce) avoir été témoin des ses derniers instants (c’est avec sa voiture que celle de la mère est entrée en collision).
Quant au huitième personnage, Ben, il est tombé sur Steve endormi dans un abribus cette fameuse nuit de la bagarre avec Lee et le soûle de paroles parce qu’il ne supporte pas le souvenir de ce qu’il a vu près de la rocade…
On sent très fort la sympathie de l’auteur, sa compassion pour tous ses personnages. Il ne se place jamais au-dessus d’eux mais toujours à leurs côtés, les écoutant et nous livrant, à travers leurs non-dits ou leur logorrhée, leur appel de détresse silencieux.
Ses dialogues dépouillés, minimalistes, disent la pudeur, la difficulté à s’exprimer de ses personnages qui les fait constamment tourner autour du pot ou sauter du coq à l’âne, ou raconter n’importe quoi pour meubler un silence angoissant. Des répliques en pointillé où les êtres se livrent avec parcimonie, à l’exception d’un ou d’une qui, toujours vers la fin, se lancera, comme ici Abby, dans un grand monologue en forme de confession.
Cette pièce singulière est particulièrement remarquable par sa structure éclatée, faite de retours en arrière, de sauts en avant, de bouts de scènes apparemment sans lien entre elles s’emboîtant dans d’autres bouts de scènes comme des pièces de puzzle, mais que certains indices permettront petit à petit de replacer dans une continuité chronologique. Ainsi ne prend-on conscience qu’assez tard de l’importance de certains détails (la balafre sur la joue de Jen, le bouquet de fleurs au bord de la route), de leur valeur de repères temporels dans la suite de l’histoire. Comme si nous étions dans la tête de Jen et revivions avec elle différents moments de chaque rencontre, de chaque tête-à-tête qu’un mot ou un geste lui remettent en mémoire – souvenirs qui vont l’aider à percer sa carapace d’indifférence et la décider à prendre sa vie en main.
Steve, de son côté, semble hanté par le souvenir de sa discussion avec Ben, par qui il a appris la mort de l’homme qu’il avait tabassé quelques heures auparavant. Signes d’une panique qu’il veut cacher, ses violentes réactions physiques, de même que sa fermeture à toute compassion, offrent un contraste révélateur avec le changement en train de se produire chez sa sœur. On comprendra à la fin que la scène entre Jen et Chris, une fois reconstituée dans son entièreté, est en réalité celle du temps présent de la fable, et son dénouement : elle témoigne de la transformation de Jen, résolue à ne plus « être comme ça ». De même qu’au tout début la courte séquence en forme de prologue entre Steve et Jen est une mise en exergue de la rupture symbolique qui s’opère entre le frère et la sœur.
Alors que, doublement prisonnier, Steve se cramponnera à son allégeance au père et à ce culte de la violence qu’il leur a inculqué, Jen, elle, acceptera de se laisser « toucher », à tous les sens du terme. Et elle se délivrera symboliquement de l’empire de la violence et de l’agressivité en abattant le chien de la famille, un molosse agressif, à coups de brique.
Toute la pièce est censée se dérouler pendant la nuit, parfois sous une lumière blanche tellement contrastée qu’elle en interdit toute nuance de gris. Couleur (ou absence de couleur) allégorique, très présente dans la pièce (le ciel, la lumière, les fleurs), ce blanc-là est emblème de mort ou en tout cas d’effacement, tel le rêve de Beth où la neige recouvrirait tout, le bourg, les gens, effacerait tout. Telles les cendres de la mère dont la fumée se perd dans le blanc du ciel.
Il y a toujours dans l’écriture de Longman des moments de poésie fulgurants (telles ces fleurs que Jen retirera à la toute fin, déchiquetées, de la gueule du chien mort) et des traits d’humour qui font que ses pièces échappent à un naturalisme prosaïque comme à un pessimisme désespéré.
Cette poésie et cette qualité d’écriture n’évacuent pas pour autant la réflexion politique. De même que le ciel blanc, qui donne son titre à la pièce, est emblématique d’un horizon social complètement bouché, ainsi la lumière blanche, plusieurs fois citée dans les didascalies, est emblématique d’une annihilation. C’est ce sentiment d’être des laissés-pour-compte, délaissés ou rejetés par la société qui détruit chez certains personnages leur humanité. Et c’est le refus de cet anonymat, de cette indifférence, qui poussera Steve à revendiquer son acte meurtrier. Ainsi lorsqu’il affirme à sa sœur, pour qu’elle arrête de culpabiliser :
C’était un romano. Un propre à rien. Qui pique les boulots. Ç’aurait pu être un immigré aussi bien. La même racaille. La communauté doit se défendre. Et c’est ce que j’ai fait.
Et papa est fier de ça. Parce que c’est comme ça qu’on a été élevés. […]
C’est comme ça qu’on se souviendra de toi.
C’est comme ça que tu les forces à t’écouter.
Comme dans Chien-Fusil, Simon Longman sait nous dépeindre sans complaisance ni pathos la détresse d’une jeunesse rurale contemporaine abandonnée à son sort, dans ce qu’elle a de cruellement structurel et délétère. Son théâtre est un théâtre impressionniste qui touche, et qui parle au cœur. Un théâtre qu’il paraît urgent de faire résonner aujourd’hui, à l’heure où certains rêvent de conquérir les campagnes pour y développer des « zones identitaires à défendre ».
Ainsi que dit Beth, qui refuse de croire que ce qui est arrivé est normal : « J’crois que c’est le silence. Il leur monte à la tête et leur fait faire des trucs bizarres comme de crier aux arrêts de bus ou de s’en prendre à leurs chiens et chats ou d’assassiner les gens. »