Un vieil homme, érudit et passionné de musique, reçoit dans son bureau un éditeur.
Il a été chargé de la rédaction de la biographie d’un grand chanteur lyrique, Joseph Reich, passionnément aimé. Le vieil homme a fait venir son éditeur pour lui expliquer le retard pris dans l’écriture de son mémoire. Il revient sur le projet, sur la biographie de Joseph Reich, sur l’état de ses recherches ; il a du mal à parler, à s’expliquer. On comprend peu à peu que cette biographie est impossible à rédiger, qu’une découverte terrifiante et une interrogation fondamentale sur le lien entre humanité et culture rend désormais impossible cette écriture.
Dans Culture, un homme s’est engagé à écrire la biographie du chanteur Joseph Reich pour une collection intitulée Les grandes voix du XXème siècle. Il est face à celui qui pourrait être son éditeur ; il l’a invité chez lui pour lui présenter ses excuses car il a pris du retard.
Culture est une réflexion sur la voix, sur la communication, sur la passion peut-être. Eduardo, le personnage, n’arrive pas à formuler son discours ; il hésite, va et vient sans jamais établir une communication directe et objective avec son interlocuteur. Comment transmettre la Passion de la musique ? Tel semblerait être, a priori, le fond du problème. Or on découvre, au fil de la lecture, que le problème — ou les problèmes — sont bien plus effrayants. La voix passionnément admirée d’un chanteur, et la biographie de cette voix, cache une énigme qui ouvre un gouffre sur l’essence de la voix, sur le silence, le partage et la connaissance. Toutes les modulations possibles existent, tous les possibles merveilleux et terribles aussi, et c’est ce qui fait la richesse de ce texte en termes d’interprétation scénique et dramaturgique.
L’auteur Pedro Eiras plonge le lecteur/auditeur/spectateur dans un labyrinthe dont l’issue ne cesse de fuir en raison de l’impossible communication humaine. Au centre du discours d’Eduardo, il y a la voix d’un certain Joseph Reich, artiste allemand, il y a la musique et le chant lyrique considéré souvent comme l’art le plus apte à susciter l’émotion. Eduardo doit écrire sur la voix de Joseph Reich qui a vécu dans une époque troublée et lourde de sens. On le devine peu à peu. Le personnage ne peut exprimer par des mots la fascination qu’il éprouve à l’égard du chanteur Joseph Reich ; une passion qui a évolué au fil du temps et de ses recherches et qui a fini par envahir toute son âme.
Le style de Pedro Eiras tisse avec une rigueur profonde un texte qui distille peu à peu sa matière, dans la lenteur, dans un calme ressenti mais sans cesse menacé. La situation dramatique semble initialement anodine (le retard d’un auteur devant l’écriture), or une violence sourde avance à pas de loup, tapie dans des silences, des ruptures curieuses, des reprises et ce jusqu’à la chute finale. C’est ce qui rend l’écriture et le monde dramatiques d’Eiras si particuliers : une situation d’apparence banale, peu à peu intrigante, un tissu toujours plus énigmatique qui lentement enveloppe l’individu (spectateur, lecteur) dans ses filets, et une chute, très souvent voisine du terrifiant.
Cet effondrement conduit à une relecture de toutes les certitudes d’une vie, de toute lecture et de tout essai d’interprétation. Culture suit cette lente évolution et, au bout du compte, il n’y a que du désespoir, ou du moins un vertige d’explications à l’impossible écriture d’une biographie qui ne peut que condamner au silence.
On est après tout toujours dans du NON DIT. Que connaît-on vraiment ; qu’est-ce que l’art et l’amour ? Un homme peut-il se résumer à un génie particulier ou doit-il rendre compte de tout acte d’une vie et de ses conséquences ? En somme, comme dans toutes les pièces de Pedro Eiras, les situations et les échanges masquent une interrogation philosophique et éthique profonde : la responsabilité, l’indifférence et l’engagement, l’être au monde… avec au plus profond la question : comment juger un acte ? L’homme peut-il pardonner la monstruosité ? un acte peut-il être innocent ? Comment peut-on rendre compte, porter témoignage de quoi que ce soit et, là, d’une vie ?
Si la culture est d’ordinaire présentée comme la réserve d’un possible de l’amour, de la beauté, dans un monde à jamais miné, si le génie ou l’art sont aussi ce qui permettraient d’entrer dans une dimension intemporelle et, partant, trans-humaine, le silence final du narrateur face à un acte — l’impossible écriture d’une biographie devenue impossible à écrire — renvoie chacun à son tribunal intérieur.