Dansent les âmes tombées, c’est l’histoire d’une vie et aussi celle d’une mort. Ou plutôt de plusieurs vies et de quelques morts. Le renoncement, la joie, le sacrifice, l’espoir, la solitude, la perte, sentiments intrinsèquement liés à la condition humaine, mais aussi la transmission, la maternité et, en filigrane, la place de la femme noire dans une société que l’on devine parfaitement calibrée pour les exécutions par étouffement lent... Il y a de tout cela dans ce texte.
À la mort de leur mère, les huit enfants (quatre frères, quatre sœurs) se retrouvent autour de la dépouille afin de décider d'une répartition équitable du corps. Mais l’un des frères, le petit dernier, manque à l’appel. Et pour cause, il refuse de participer à cette cérémonie morbide ainsi qu'aux disputes mesquines et cruelles que cela engendre au sein de la fratrie. Il se refuse même à accepter l’idée que sa mère l’ait quitté. Rendu mutique par le chagrin, il va, par l'intermédiaire de techniques de DJ appliquées au temps et à l'espace, non seulement ramener sa mère à la vie mais lui en faire revivre certains moments charnières, retraçant notamment l'histoire du couple parental ou les relations avec ses enfants, avant de finalement lâcher prise et la raccompagner tendrement jusqu’à la mort. La pièce fonctionne donc essentiellement par flash-backs (sans forcément suivre un ordre chronologique) et nous naviguons dans les souvenirs du personnage central, la Mère avec un grand M (M'MAN), véritable pilier de la famille. Pilotés par ce fils mutique, ces allers-retours temporels éclaireront peu à peu les moments-clés de l'existence de M'MAN et dévoileront progressivement les doutes, les frustrations et la souffrance d'une vie malgré tout pleinement vécue.
Une morte est ramenée à la vie par son fils afin d'en revivre les moments les plus marquants. À première vue, on lorgne déjà vers le fantastique. À seconde vue, lorsque l'on s'aperçoit que le fils en question ne va s'exprimer qu'à travers une gestuelle de DJ Hip-hop qui va lui permettre de contrôler le temps et l'espace et que l'autrice recommande fortement l'utilisation d'un.e musicien.ne « turntablist » live (c'est-à-dire un.e musicien.ne dont l'instrument est une paire de platines) car la pièce doit être vue comme un album dont chaque scène serait un morceau, on comprend qu'en termes de mise en scène le défi sera de taille.
Mais Dance the Fallen est avant tout une histoire puissante, pleine de chaos et de drame, écrite dans une langue sèche et incisive. Il y a une forme de sobriété dans l’urgence chez Aleshea Harris ; les dialogues, souvent constitués d'échanges nerveux et rythmés qui voient par moments les personnages s’interrompre les uns les autres, témoignent d'une lutte permanente pour répondre au besoin vital d’être entendu et d'un désir d'efficacité (pas de temps à perdre car « c'est le monde qui va vite » se défend le père, accusé de brûler un peu les étapes dans sa tentative d'approche romantique). Lorsque le récit se fait plus ample, que les personnages principaux prennent le temps de développer leurs souvenirs, la langue se fait plus imagée (mais toujours aussi concise) et alors nous sommes plongés dans des tableaux remplis d'émotion, de bruit et de fureur.
Il y a aussi de l'aventure typographique dans cette pièce (Aleshea Harris est coutumière du fait), un aspect qui peut paraître ludique mais qui vient aussi rythmer judicieusement certains passages, voire même l'ensemble du texte. La langue est fortement imprégnée de vernaculaire afro-américain, ce que j'ai cherché à reproduire – rythmiquement en tout cas – par de nombreuses élisions (à commencer par le nom du personnage principal). Mais si la question de l'identité noire est bien présente, c'est un aspect de l'histoire qui se cache dans les non-dits, les tournures, des répliques banales chargées d'un sous-texte qui laisse deviner un environnement hostile et froid. Elle apparaît aussi dans le choix de s'appuyer sur la présence musicale et l'effet narratif de la technique du DJ Hip-hop (le « scratch », l'accélération, la décélération, le retour en arrière). Ce choix est tout sauf anodin puisque c’est une référence à la culture musicale afro-américaine à travers le courant musical et culturel du hip-hop, courant qui se trouve dans la parfaite continuité du blues, de la soul music, du rock et du jazz. Par ailleurs cet aspect est l’une des forces motrices de la narration et l’un des points d’intérêt et d’originalité de ce texte. L'utilisation de cet apport musical amènera parfois des changements d'espace-temps qui pourront servir de transition/portail vers la scène suivante, ou permettront des variations de vitesse de mouvement et de débit des personnages ainsi que de petites boucles répétitives pour appuyer certains passages.
Malgré tout, en fin de compte, c’est toujours l’incommunicabilité entre les êtres qui se dégage du texte, et ce malgré les tentatives, parfois désespérées, d'entrer en contact avec son prochain, fut-il de sa propre famille. Chacun reste seul face à la complexité de sa vie intérieure, bien sûr (la fameuse « contrée sauvage » propre à chaque âme). Est-ce aussi pour cela que l’autrice a choisi d’affubler les personnages de noms génériques ? Pour ne pas perdre de vue ce constat essentiel ?