De la Mère et de la Patrie se présente comme un oratorio qui réunit le personnage d’une mère, déclinée en plusieurs voix (la mère, Meter (Déméter), Nola, Alien, la propriétaire), et celui de sa fille (Ninette, la narratrice, Ripley, la déesse Coré - Perséphone), ainsi qu’un chœur. La structure s’apparente à une composition musicale, parfois de façon explicite : ainsi, certaines répliques sont identifiées par des termes musicologiques (la basse, l’alto, le soprano, le chant, le chœur). La mère, qui a survécu à la Shoah, fait de cette expérience un destin exceptionnel face auquel la vie de sa fille ne peut se mesurer et dont la fille est complètement exclue. Ce sont ses morts, sa tragédie, sa souffrance, son martyre que la mère ressasse et impose à sa fille, réduite à la seule fonction de témoin passif, violentée, parasitée par les récits maternels dont elle cherche à s’émanciper. On comprend, par des indices temporels placés en filigrane, que le duo mère-fille s’étend de l’enfance à la vieillesse de la narratrice. À l’emprise de la mère s’ajoute le mythe patriotique de la Pologne des années 60-70 durant lesquelles la narratrice a grandi, mythe qui fait perdurer jusqu’à nos jours le discours nationaliste antisémite qui stigmatise aussi bien le judéo-bolchévisme du Parti Communiste que l’opposition démocratique naissante. Le tête-à-tête s’inscrit dans une mosaïque de références : d’une part la tradition classique des mythologies grecque (Oreste, Déméter, Perséphone), aztèque et hindoue, le contexte biblique de l’exode, d’autre part les révoltes d’esclaves dans le sud des États-Unis, et l’évocation d’une culture populaire avec les personnages de Lara Croft, Alien et Ripley qui permettent à la fille d’opposer son monde à celui de sa mère.
Inspirée par la même démarche que la bande dessinée Maus d’Art Spiegelman, la pièce de Keff représente une voix de la deuxième génération après la Shoah qui essaye de se positionner face au récit des parents. Outre l’universalité de la thématique, notre intérêt pour cette pièce se porte sur la qualité d’écriture : la langue de Keff, d’une grande puissance poétique, maîtrise la violence du propos par une utilisation concise, dépouillée des mots et des images, mêlant plusieurs registres et utilisant l’ironie avec beaucoup de justesse. La dimension blasphématoire de la pièce en est renforcée. Le blasphème est double, comme signalé dans le titre. L’écrivain s’attaque aux deux instances d’autorité dont on ne peut médire et qui participent à la formation de l’identité d’un individu : la mère et, faute du père, la patrie. Mais Keff ne remet pas seulement en question l’autorité maternelle : elle observe aussi, dès les premier vers, l’état de maternité qu’on instrumentalise à des fins politiques en ignorant l’incertitude, l’angoisse et l’ambivalence qui l’accompagnent. La Mère et la Patrie ont ainsi toutes deux subi la guerre et bénéficient de la compassion due aux victimes, mais victimes absolues, elles en deviennent monstrueuses, et c’est cette monstruosité que Bożena Keff exploite avec force. La Pologne d’après-guerre est soumise à une critique tout aussi acide que la figure maternelle. La pièce a été écrite en 2007, durant la période de triomphe des frères Kaczyński qui s’emparent du pouvoir et s’associent aux représentants du parti d’extrême droite (ils leur accordent notamment le ministère de l’éducation). Ce contexte permet de lire le texte de Keff comme la voix d’un désaccord violent vis-à-vis de la déchéance dans laquelle sombre le pays.