Les trois veuves Dona Flavia, Maura et Carmelita sont cousines et vivent isolées dans une maison où il n’y a pas de chambres, car c’est dans la chambre que la chair et l’âme se perdent. Elles veillent au long des années, pour éviter de se livrer aux abominables voluptés qui surviennent dans les rêves. Et elles ont un défaut de vision qui les empêche de voir les hommes. Elles furent toutes assaillies, la nuit de noces, d’une nausée, une tradition dans la famille qui doit passer de mère en fille. Das Dores, fille de Dona Flavia, vit avec elles. Elle est née au cinquième mois de grossesse, morte, mais elle ne pouvait pas être enterrée avant d’avoir éprouvé la nausée. Alors on ne lui a rien dit et elle a grandi, dans l’ignorance de sa propre mort. Le rideau se lève quand Doroteia, une cousine qui a fait fausse route dans la vie, vient frapper à leur porte. C’est aussi le jour des noces de Das Dores. Doroteia n’a pas le défaut de vision et n’a pas éprouvé la nausée. En plus, elle est belle. Mais elle ne pourra rester que si elle renonce à sa beauté.
Doroteia, farce irresponsable de Nelson Rodrigues écrite en 1949 dans la foulée de ses tragédies, est une pièce essentielle pour comprendre l’œuvre de cet auteur. Il s’y livre avec une grande liberté à la mise en jeu de la parole qui est la base même de la théâtralité. Le passage le plus éloquent est ce dialogue entre Dona Flavia et Doroteia :
« Dona Flavia – Maria da Dores, tu es née à cinq mois et morte... Très morte ! Nous ne t’avons rien dit par pitié... [...] Tu n’existes pas !
Das Dores – Je n’existe pas ? [...] Alors, ce geste... (Elle esquisse en l’air un mouvement de la main.) Je n’ai pas de main pour le faire ? » (Acte III)
Le fait que Nelson Rodrigues nomme cette pièce une « farce irresponsable » vient souligner ce parti-pris. Les personnages sont masqués, les situations sont extrêmes, sans nuances, et les images prosaïquement poétiques, comme celles de l’idylle de Das Dores et son fiancé Eusebio da Abadia : « Das Dores (douce et exaltée) - Beau comme un nom de bateau... » (Acte III).
Eusébio da Abadia est une paire de bottes déboutonnées :
« (Dona Assunta da Abadia va chercher son fils qui était resté dehors [... et] revient, apportant un paquet, emballage cadeau.)
Dona Assunta - Moi, Dona Assunta da Abadia, demeurant tout près d’ici, je dépose ici mon fils... (Dona Assunta rencontre de sérieuses difficultés à défaire le nœud.) Sacré nœud ! (Finalement, le nœud défait, surgissent deux bottes déboutonnées.) Où je les mets ?» (Acte II)
C’est l’aspect très concret de cette situation qu’il faut souligner : Eusébio da Abadia n’est pas un symbole ou une métaphore. Il va de pair avec Das Dores dans la construction et déconstruction de ce que c’est qu’un personnage.
Beaucoup de critiques ont vu dans Doroteia une pièce sombre et tragique. Elle est tragique, oui, dans le sens originaire du terme, si cher à Rodrigues. L’important, à mon avis, c’est qu’il s’agit dans cette pièce, avant tout, d’un grand hommage au théâtre, à sa concrétude et à ses multiples possibilités.