Eau de colonie pousse jusqu’à son paroxysme la veine d’anti-narration explorée par Timpano dans son Histoire cadavérique de l’Italie, où il tournait en dérision, tour à tour, la mémoire du Risorgimento, le culte à la dépouille de Benito Mussolini au cimetière de Predappio et la vision de l’assassinat d’Aldo Moro comme tragédie nationale.
Pour aborder cette histoire minorée, pour ne pas dire taboue, celle d’un Empire colonial italien qui a laissé derrière lui deux pays détruits, la Somalie et la Libye, et l’une des pires dictatures du monde en Érythrée, Elvira Frosini et Daniele Timpano ont compilé une documentation impressionnante, avec l’aide de l’écrivaine italo-somalienne Igiaba Scego. Puis iels sont reparti·es de leur ignorance initiale, feignant une indifférence aux horreurs du colonialisme et à ses conséquences. Passées quelques minutes, la possible identification à ce déni au fond banal, à ce mépris satisfait, plonge le spectateur dans le malaise. Puis Daniele et Elvira se livrent à une sorte de cabaret cruel, en changeant de personnages, en incarnant les stéréotypes racistes du « bon petit nègre », ou encore en reprenant les mots du célèbre journaliste Indro Montanelli qui, dans les années 1980, parlait à la télévision de la petite fille de douze ans qu’il avait achetée en Éthiopie, ou enfin en rejouant la cérémonie d’inauguration en 2012 du mausolée au maréchal Graziani, criminel de guerre connu comme « le boucher du Fezzan et de l’Abyssinie ».
On ne sort pas indemne d’un tel texte, mais peut-être plus lucide et plus juste. Il pourra sans aucun doute dérouter le public français peu au fait de l’histoire coloniale italienne – mais le public italien l’est-il davantage ? Le spectacle pourra aussi, distance aidant, fonctionner comme une parabole de la domination européenne dans son ensemble, une histoire pluriséculaire qui a concerné le monde entier.