La JEUNE FEMME est une fille paumée, dans un quartier de centre-ville. Une inadaptée que nous suivons à travers sa chute, ou son élévation ultime. Les tableaux se succèdent et retracent des moments qui semblent s’inscrire dans une chronologie mais sous une forme qui peut paraître elliptique.
La prostitution, la drogue, le sexe, jalonnent son parcours à travers la ville. Les tableaux qui constituent la pièce se découpent au gré des rencontres qu’elle y fait, laissant peser sur l’ensemble le poids d’une solitude que tous vivent, mais que tous ne ressentent pas ou n’interprètent pas de la même manière.
Ainsi, seule face au monde, JEUNE FEMME va d’abord croiser un homme à la démarche étrange, surgit du public, une voix pour tous, qui lui demandera une faveur en échange d’argent.
Puis, dans l’appartement qu’elle partage avec une jeune fille comme il faut, la JEUNE FEMME fera le récit d’une séance de chemsex qu’elle vient de vivre avec deux types, et dont on se ne saura jamais ce qui s’y est réellement passé ou ce que la drogue a pu inspirer à son imagination. Toujours est-il que sa colocataire, apeurée, va la jeter dehors suite à cet épisode.
Dès lors plus rien ne retient la JEUNE FEMME de sombrer. On la retrouve en compagnie de personnages à chaque fois différents : un chat au discours sage et biblique, une femme qui tente de l’aider après que la JEUNE FEMME a frappé un vieux dans un cinéma, son dealer qui profite d’elle et qui lui met dans la poche le cachet qui lui sera fatal, une mouette (qui n’en est peut-être pas une) à l’aile cassée qui ne veut pas qu’on l’aide à voler et à qui la JEUNE FEMME décidera de casser l’autre aile. Mais tous auront ce point commun d’être hors-norme. Au-delà de la solitude, ils partagent notre monde pourtant leurs fêlures les empêchent d’y avoir leur place. Aussi, les interactions sont au mieux vaines, au pire, ne font que précipiter un peu plus la JEUNE FEMME vers sa libération.
À force de croiser des solitudes, la JEUNE FEMME finit par se frotter à la sienne, propre. Ainsi le septième tableau est un dialogue avec elle-même : la JEUNE FEMME et ses souvenirs, la JEUNE FEMME qui se questionne et se répond sur sa vie, sur la vie, la JEUNE FEMME en plein trip, la JEUNE FEMME qui s’envole. À la fin du tableau il n’y a plus de JEUNE FEMME.
Alors la dernière séquence de la pièce vient, pour conclure, nous donner des indices sur sa vie, sur qui elle était. On la connaît peut-être, enfin, un peu mieux à travers ce dialogue entre un policier et la colocataire.
Il n'y a pas vraiment d’optimisme dans ce monde-là, il n’y a que des personnages qui, tant bien que mal, tentent de garder la tête hors de l’eau, chacun à sa façon. Et c’est cela qui semble intéresser l’auteur : les mécanismes que l’on peut mettre en place face à la difficulté de vivre. Quelles armes a-t-on pour se défendre ? Pour la JEUNE FEMME, l’illusion, l’altération de la réalité semblent être l’échappatoire ultime à son incapacité à se confronter à la réalité de la vie, à s’adapter à un monde pas fait pour elle. Pour se détacher de ce monde, quelle autre issue que la drogue ou la folie ?
Cette déformation de la réalité, cette perte de repères se retrouve aussi dans la construction de la pièce. Au final on ne sait pas quand elle commence ou quand elle finit. On ne sait pas si ces épisodes, qu’elle traverse, se succèdent ou s’ils ont eu lieu à différents moments. On ne sait pas si la JEUNE FEMME que l’on suit, ainsi anonymisée, est une ou plusieurs. On veut croire à une chronologie mais la dernière scène vient nous en détourner, puisque le policier qui vient constater les dégâts commis par la JEUNE FEMME dans l’appartement dont elle s’est faite jeter dehors, annonce en même temps sa mort. Or pour nous qui avons eu l’impression de parcourir un bout de chemin à ses côtés depuis qu’elle a quitté l’appartement, qui avons suivi le fil de ses rencontres, de son avancée jusqu’à sa mort, ces deux événements ne peuvent pas coïncider temporellement. Jordi Prat i Coll réussi la prouesse de nous faire perdre pied. Il part d’une situation sociale, abordée de nombreuses fois au théâtre : les paumés, les inadaptés, l’exclusion, et nous entraîne dans une sorte de trip halluciné où l’on accepte un chat qui cite l’Ancien Testament, une mouette qui, à force de répéter qu’elle est une mouette, finit par nous faire douter qu’elle en soit vraiment une, une scène de sexe dont le récit est sans doute déformé par les effets de différentes drogues consommées, une junkie étendue dans le coin d’un appartement et qu’on prend pour un rat…
La déchéance de son personnage central, il parvient à nous la faire ressentir, et même vivre comme une expérience qui nous serait propre, plutôt qu’il ne nous la montre.
La violence qu’il nous dépeint, dans les gestes impulsifs de la JEUNE FEMME par exemple, dans le rapport au sexe, à la drogue ou à la prostitution comme moyen de subsistance n’est que le reflet de celle avec laquelle un monde trop formaté frappe tous ceux qui restent à sa marge. Et c’est bien de cette violence-là, de cette violence sociétale qu’il est question ici. Et c’est par la voix de sa colocataire que nous comprendrons, dans la dernière scène, combien la JEUNE FEMME en a été victime depuis l’enfance. Sans dévoiler certains mystères, elle racontera l’histoire de cette fille avant sa chute. Elle lui offre ainsi une sorte d’oraison funèbre rédemptrice dont n’aurait sans doute pas oser rêver la JEUNE FEMME.