Cette pièce noire et sans compromis dresse un tableau d’un monde en perte totale de repères, désormais privé de toute éthique morale et déontologique. L’ironie violente de ce texte se niche précisément dans le fait que sa teneur surréaliste – dont l’auteur use et abuse pour le bonheur d’une théâtralité sans cesse renouvelée- résonne pourtant à nos oreilles de façon étrangement familière. On reconnaît dans cette folie où les humains ne sont plus présents au monde que pour son aspect économique, où les animaux travaillent et les objets parlent autour d’un verre, où les anges sont attachés en laisse, l’aberrante réalité dans laquelle nos existences tentent de survivre, et de faire survivre le monde ancien- symbolisé ici par le mythe biblique- sur lesquelles elles s’enracinent. En effet, les paroles de l’Apocalypse de Jean s’insinuent ça et là, comme des ruisselets de sang, comme des paroles pleines et fortes, dans la froideur de la langue de bois anglo-saxonne d’un monde politique si obnubilé par son pouvoir et par lui-même, qu’il se réduit désormais à trois êtres humains.
Par ces ruptures stylistiques, de vocabulaire, mais aussi, de langue, d’écriture - à des courtes répliques économiques et utilitaires, viennent subitement se greffer des passages lyriques emprunts de mythe pur - Davide Carnevali place le lecteur et le spectateur dans la folle schizophrénie que propose le monde contemporain, et plus particulièrement, ceux qui le dirigent. Comme dans Variations sur le modèle de Kraepelin, où le texte lui-même était Alzheimer dans sa structure dégénérative, dans Lost Words, l’Apocalypse a lieu dans sa forme et son contenu, et là encore, c’est le langage lui-même qui échoue, qui rend les armes, puisque à la fin, les objets parlants décrètent qu’ils n’ont même pas de bouche, tandis que le texte funèbre final et totalement « déréglé » dans sa forme, dénonce la perte de l’imagination.
Une pièce noire, aux lueurs caravagesques : celle du rire qui éclate au détour d’un Ours qui danse ivre, celle de la tendresse qui sur fond de cruauté et de froideur, s’illumine d’une dimension précieuse, se palpe, se sent, se ressent, et donne envie, plus que jamais, de la préserver comme une espèce menacée.