Ici, ce n'est pas un endroit pour mourir s'ouvre sur une collision, ou plutôt sur sa conséquence, la découverte par un garçon du cadavre de son chien, Buster, sur le bas-côté d'une route : « Je regarde Buster étendu à mes pieds et je ne peux m'empêcher d'entendre la voix de mon père déclarant qu'ici, ce n'est pas un endroit pour mourir ». Dès ces premiers mots du garçon, l'observation du cadavre de son chien et la décision de le ramener chez sa mère pour l'enterrer derrière la maison ouvrent une faille temporelle, provoquant l'apparition, l'enchâssement et l'enchevêtrement de scènes passées et à venir. Peu à peu et sans éclats, celles-ci dévoileront l'histoire d'une famille qui, pour échapper aux ragots du voisinage, a préféré dissimuler la mort du fils aîné en lui inventant une vie en Australie plutôt que d'avouer son décès d'une maladie qui leur faisait honte. Ainsi, la collision initiale en provoque d'autres, celle du passé, du présent et du futur, dans l'esprit du garçon et dans la narration
Le texte frappe au premier abord par sa composition graphique, avec l'emploi de marges différentes pour les différents dialogues. Ces marges permettent de distinguer les espaces-temps convoqués dans la scène principale du garçon face au cadavre de son chien, et imbriqués les uns dans les autres. En regardant Buster, le garçon imagine les scènes à venir : un dialogue avec le commerçant qui lui vendra une bâche pour enterrer son chien, un dîner avec sa mère où, pour se donner du cœur à l'ouvrage, ils avaleront et loueront les sempiternelles boulettes de viande qu'elle fabrique jour après jour et dont elle nourrit tout le voisinage, une discussion avec le voisin et amant de la mère pour déterminer le type de pelle le plus adéquat pour un enterrement, et le pathétique trajet en voiture qui les mènera tous les trois jusqu'au cadavre du chien, et jusqu'à son enterrement derrière la maison. Et ces projections se mêlent à des scènes passées, entre le père, mort maintenant, et le frère revenu au village pour y mourir, entre les deux frères, ou entre le père et le commerçant qui lui vendit, quelques années auparavant, la même bâche en plastique pour enterrer son fils dans le jardin, sous le laurier.
Ainsi, entre passé et futur, les scènes semblent vouées à se répéter, et les anticipations du garçon mettent en évidence ce caractère prévisible produit par deux forces bien opposées mais ici inextricables : la routine d'un quotidien sclérosé et de vies étriquées, et la puissance tragique d'une vie marginale qu'on a voulu dissimuler par convenance, d'une mort qu'on a voulu étouffer, et d'un cadavre qu'on a voulu enterrer et qui ne peut que refaire surface. À la fois reconstitution de l'histoire passée et anticipation de la représentation à venir, cette répétition toute théâtrale révèlera la violence des préjugés culturels et sociaux qui ont condamné le fils aîné à la fuite et à une mort sans hommages, et le cadet au nihilisme, au mépris, à la lâcheté et à se réfugier dans la compagnie d'un chien et dans son petit théâtre intérieur. Mais cette répétition ne donnera pas lieu à une catharsis tragique, elle ne jettera pas la mère dans les bras du fils, et ne fera pas éclater la vérité dans le village, car c'est une répétition usée et dégradée, dans laquelle les rôles des défunts ne sont jamais tenus que par le cadavre d'un chien.
On découvre ici les quatre membres d'une famille abîmée par les rumeurs et par l'obsession des convenances, et dont le silence cache la détresse d'un père et d'un fils aîné sacrifiés, d'une mère se consumant dans la tristesse et dans l'alcool, et d'un cadet réfugié dans son imaginaire. Face à eux, le voisin et le commerçant, deux personnages extérieurs et implacables d'assurance et de bonhomie incarnent le monde violent qui les entoure. Sans mauvaise intention, ils les écrasent pourtant d'une parole insidieuse dont les malencontreuses métaphores révèlent les secrets et les blessures de cette famille.
Contrairement au fils mort, avec qui il devra partager sa dernière demeure, et à tous les autres personnages de la pièce, le chien Buster est le seul à se taire, mais le seul à porter un nom. Les humains sont anonymes. Dans ce microcosme familial où le respect, la considération, la tendresse ont été négligés jusqu'à disparaître complètement, Buster est le seul à recevoir un peu d'attention de la part des membres restants de la famille. Mais il est aussi le seul corps en présence sous le regard de son jeune maître, les autres personnages n'étant que des apparitions convoquées par le souvenir ou par l'imagination. Dans sa condition de cadavre en souffrance le ventre ouvert, le chien mort constitue la matrice du récit, et son ventre un théâtre de marionnettes convoquant et accueillant tous les autres personnages, dialogues et actions passées et à venir. Memento mori dans lequel la contemplation d'un ventre canin se substitue à celle d'un crâne humain – on n'est pas sans penser en maintes occasions à Hamlet –, Ici, ce n'est pas un endroit pour mourir déploie son dispositif théâtral pour y lire, comme dans d'interminables viscères en putréfaction, l'inéluctable vanité de la condition humaine.