De retour de la guerre, Amphitryon, roi de Thèbes, et son valet Sosie sont confrontés à une surprise désagréable. La veille au soir, Jupiter, sous la forme d’Amphitryon, et Mercure, sous la forme de Sosie, les ont devancés. Jupiter-Amphitryon a passé une nuit d’amour avec Alcmène, l’épouse d’Amphitryon. De cette union naîtra Hercule. De son côté, Mercure-Sosie a repoussé Charis, l’épouse de Sosie, la laissant dans une incrédulité amère. Les dieux se rengorgent et vantent leur puissance, tandis que les hommes doutent. Amphitryon s’interroge : qui est-il, lui que personne ne reconnaît ? Est-il bien « lui » ? Alcmène, partagée entre la colère, la culpabilité et le désespoir, sent s’incarner en elle les figures d’autres femmes blessées, violentées. Charis et Sosie apportent un contrepoint aux tirades tragiques de leurs maîtres. L’un fantasme sur ce double qui lui a fait face avant de disparaître, l’autre envisage sa double condition de femme et de servante.
Ces événements ne sont pas livrés d’un seul tenant mais révélés ou suggérés au fil du texte. À travers une suite de monologues, le texte livre de manière fragmentée et non linéaire les réflexions des six personnages sur les événements du mythe originel et sur ce qui semble constituer leur être. Quatre ménades, avatars du chœur antique traditionnel et dont les répliques sont essentiellement méta-théâtrales, viennent sceller les différentes répliques, qui finissent par former une polyphonie d’où émerge le sens.
J’ai d’abord été intriguée par le « Je suis » de Je suis Amphitryon. Par l’irruption du français dans un titre hongrois et par l’écho à certains événements historiques contemporains (« Ich bin ein Berliner », « Je suis Charlie »...). De fait, le titre annonce plusieurs spécificités du texte, à commencer par le mélange des époques et des références culturelles. Amphitryon rentre bien à Thèbes après avoir vaincu Labdacos, mais il se rend parfois à la station-service, part en vacances, regarde des films de guerre après l’avoir faite, a lu Philippe K. Dick et la Bible, écoute Snoop Dogg. Ce que les personnages vivent et éprouvent, un spectateur du vingt-et-unième siècle pourrait très bien le traverser lui aussi.
Passée l’identification de la première référence culturelle, le lecteur-spectateur peut légitimement se demander : « Qui est donc Amphitryon ? Qu’est-ce qui définit ce personnage ? ». Il s’attend à avoir une réponse. Pourtant, le texte s’ouvre par une non-définition d’Amphitryon par lui-même. « Il y a la baie, et il y a moi », nous dit-il. Il est ce que le paysage n’est pas, rien d’autre.
On touche là au cœur du propos. Les quiproquos liés à l’usurpation d’identité ne sont pas de simples ressorts comiques et tragiques : le thème central du texte est la perte partielle ou totale d’identité. Je suis Amphitryon, Je suis X ou Y, que cela signifie-t-il ? Plus largement, comment être sûr de la réalité de nos expériences et de nos connaissances dans un monde mythique où les dieux peuvent usurper notre identité, dans un monde moderne où les images peuvent être manipulées, dans un monde post-vérité où tout est devenu incertain ?
C’est ensuite la forme du texte qui a retenu mon attention. La pièce est une sorte de long poème en vers libres, divisé en monologues. Ces monologues sont interrompus par ceux des autres personnages puis repris, comme autant de chants parallèles qui offrent des points de vue singuliers sur de mêmes événements, qui deviennent alors presque secondaires.
De brèves simulations de dialogue, avec noms et didascalies insérés directement dans le texte, se glissent parfois dans les répliques, ce qui a de quoi déconcerter le lecteur-spectateur, et dissocie le texte de « l’histoire ». Un chœur de ménades achève de briser le quatrième mur déjà fissuré en interrompant les envolées des personnages et en les commentant de manière souvent détachée, presque mécanique.
L’intertextualité est une autre richesse du texte. Ce dernier est émaillé de citations de textes théoriques et fictionnels, comme mêlées à lui. L’Amphitryon d’Heinrich von Kleist, dans la traduction hongroise d’András Forgách, est l’œuvre la plus citée. Elle imprègne le texte sans pour autant le limiter, lui donnant ainsi une double profondeur.
Le « Je suis » du titre est avant tout le signe de l’universalité des personnages, qui ne sont ni simples, ni superficiels. Dans cette polyphonie poétique, Závada fait, selon ses propres termes, se croiser un individu post-moderne qui fait face à une crise d'identité, un membre de la gent féminine oppressée, un représentant de la violence masculine et un acteur narcissique qui recherche les honneurs, tel un tyran. Autant d’archétypes profonds qui se retrouvent partiellement en chacun de nous. Amphitryon, cela pourrait être vous ou moi.