Novembre 1783. Comme tous les jours, Emmanuel Kant, qui a soixante ans, se met à table en compagnie de ses amis pour déjeuner, dans sa demeure de la Pincessinstrasse. Son domestique leur sert les plats. Une conversation démarre : il est question des femmes et du bonheur de vivre sans elles, des chaises qui branlent, des nouvelles de l’étranger : les Français ont fait décoller une montgolfière. S’agit-il d’une manifestation des lois de la physique ou de la volonté ? Fait-on cela pour humilier les Prussiens ? D’ailleurs, l’homme a-t-il besoin de voler, Dieu est-il d’accord avec cela ? Bien évidemment il est aussi question de maladies. Depuis plusieurs jours, Kant souffre des spasmes de l’estomac. Ainsi que son serviteur Martin. Kant observe que quelque chose ne tourne pas rond dans la nature : voilà maintenant deux mois que le ciel au-dessus de Königsberg est clair, que les oiseaux ne partent pas pour hiberner, que les pommes ne tombent pas dans le jardin à côté de la maison. L’automne est pourtant bien avancé… La conversation est interrompue : l’on sonne à la porte. C’est Phobi, la nièce de Joseph Green, un ami de Kant. Elle est arrivée d’Ecosse la veille et souhaite que le philosophe lui dédicace l’exemplaire de la « Critique de la raison pure »qu’elle vient d’acquérir. Après une longue discussion, les hommes consentent à la faire entrer. La nièce est jeune, d’une beauté époustouflante, parle mal l’allemand et, de temps en temps, lance une grivoiserie. Elle ne cesse de vouloir analyser le contenu du livre qu’elle a apporté, mais une règle prévaut chez Kant : on en parle pas de travail pendant le déjeuner. C’est malgré lui que Kant dévoile quelques idées de son livre. Mais cela ne suffit pas à Phobi, qui pousse Kant à « descendre encore plus bas » dans son analyse de l’essence et la nature de l’homme. En partant Phobi lance : « je serai au salon du billard ». Kant et ses hôtes, poussés par un sentiment obscur, partent à sa recherche. Tout en jouant des parties de billard ils parcourent tous les salons de la ville mais l’Ecossaise n’y est pas. Arrivés chez son oncle Joseph Green, les amis de Kant apprennent que celui-ci n’a pas de nièce. Ils retournent alors chez ce dernier et émettent des hypothèses sur l’identité réelle de Phobi, et sur les raisons qui la poussent à tant s’intéresser à la nature humaine. Ces réflexions vont les mener bien au-delà de l’état des connaissances sur celle-ci. Le monde semble dans une impasse, parce que l’homme a détruit l’ordre de la nature par ses ambitions inhumaines. Il semble aussi que l’Homme soit devenu une gêne, et qu’il ait été décidé de le remplacer. La nature attend : par qui remplacer l’homme ? Un rayon de lune se pose sur le volume de la « Critique » posé sur la table. Quelque chose « qui n’est pas homme » semble vouloir en apprendre plus sur lui. Tous les regards se posent sur Kant qui rassure ses invités : il a décrit l’homme de fond en comble, n’omettant qu’une seule partie : le but de son existence. Il a eu beau chercher, il ne l’a pas trouvée. La lumière passe sur le dos du livre, l’humanité entière ne tient qu’à un fil. Sans but, elle ne vaut rien. La pendule qui calculait le temps humain s’arrête. Dans la ville de Königsberg, au bout de la Princessenstrasse, se joue le destin de l‘Homme.
Kant de Marius Ivaškevičius est une pièce d’une drôlerie étonnante. Et la drôlerie est drôlement créée, venant de diverses sources : il n’y a pratiquement pas d’action ‘dramatique’ apparente, mais une suite de dialogues finement menés et tissés. La lecture de la pièce est extrêmement savoureuse, et elle a représenté un défi de traduction. Elle est un véritable cadeau pour des comédiens. La situation de la pièce – ces déjeuners quasi rituels – a été tirée par l’auteur de la biographie de Kant mais hormis les quelques actualités de l’époque qui y sont décrites, elle n’est nullement réaliste historiquement On a littéralement l’impression d’être assis au milieu de cette tablée enjouée et loquace. Les situations sont cocasses, en particuliers lorsqu’elles mettent en scène Kant et son vieux valet Martin. Les dialogues sont dynamiques, du tac au tac, très elliptiques (encore un défi de traduction), truffés de jeux de mots, de sous-entendus et, last not least, d’une grande poésie, comme toujours chez Marius Ivaskevicius.