Petit rappel du contexte historique :
Scène 1 – août 1914
Au lendemain de l’invasion de la Belgique neutre par les troupes allemandes, l’Angleterre vient d’entrer en guerre contre l’Allemagne aux côtés des Alliés.
(vingt ans plus tard), Scène 2 – mars 1934
Quatre ans après la crise économique mondiale qui a fait 40 millions de chômeurs dans le monde industrialisé. Hitler est depuis un an chancelier d’Allemagne.
(dix ans plus tard), Scène 3 – avril 1944
Trois mois seulement avant le débarquement allié en Normandie.
(quatorze ans plus tard), Scène 4 – février 1958
C’est le début de l’agriculture intensive, encouragée par le gouvernement.
(vingt-et-un ans plus tard), Scène 5 – été 1979
La Grande-Bretagne est membre du Marché commun depuis six ans. Les agriculteurs doivent se plier aux systèmes de quotas de la PAC à une époque où le pays aurait pu viser à l’autosuffisance dans le domaine des produits agricoles. On est au tout début de l’ère Thatcher.
(seize ans plus tard), Scène 6 – automne 1995
Un an avant la crise de la vache folle et l’embargo contre le bœuf britannique. Les réformes de la PAC en 1992 ont sensiblement réduit les mesures d’intervention dans le domaine agricole. Grosses privatisations du gouvernement conservateur.
(dix ans plus tard), Scène 7 – un soir de janvier 2005
La récession. Un certain nombre d’exploitations agricoles font faillite, en grande partie à cause de la livre forte et de la concurrence d’importations à bas prix en provenance de pays européens dont les gouvernements n’ont pas, contrairement à l’Angleterre, appliqué les nouvelles normes européennes de protection sociale.
La Récolte, chronique paysanne s’étendant sur près d’un siècle, retrace sur le mode tragi-comique les grandeurs et misères de la petite exploitation agricole anglaise luttant pour son gagne-pain, à travers quatre générations de fermiers du Yorkshire. Son action se déroule de 1914 à 2005 en sept tableaux situés à des dates charnières de l’histoire agricole anglaise ou de l’Histoire tout court. Si l’unité de temps de la règle classique n’est pas respectée, celle de lieu l’est à la lettre : toute la pièce se passe dans la même cuisine de ferme, laquelle reflète l’ascension économique des Harrison et l’évolution technique des temps, même si, détail pour le moins symbolique, la table de la cuisine demeurera quasiment tout le long de la pièce dans la même position incommode, comme un refus du changement.
On apprend au début que les Harrison ont gagné leur ferme dans un pari stupide, l’ancien châtelain du coin, sir Primeveire Agar, ayant parié avec un de ses métayers, le vieil Orlando Harrison alors âgé de 94 ans, que son chiot colley écossais lui survivrait. Mais le chiot étant mort avant le métayer, le châtelain avait perdu la ferme et ses 40 hectares de terres. Le lever du rideau nous transporte en août 1914 chez les Harrison, au moment où William et Albert, petits-fils du précédent, n’arrivent pas à se mettre d’accord sur lequel des deux partira à la guerre, principalement pour voir du pays et lutiner les Françaises. La dernière scène, en 2005, nous montre la ferme en ruines visitée par deux cambrioleurs en quête d’armes à feu.
Richard Bean nous dépeint les joies et les misères des Harrison dans leur effort pour maintenir coûte que coûte l’exploitation familiale, en dépit des difficultés qu’envoient sur leur route les aléas de l’Histoire et le gouvernement britannique, et ce tout en déroulant le fil de savoureuses plaisanteries qui mettent parfois plusieurs décennies à trouver leur chute. En 1914, leurs chevaux sont réquisitionnés par l’armée ; William veut partir à la guerre, il en reviendra sans ses jambes. En 1944, leurs terres sont confisquées pour des impératifs d’économie de guerre ; Albert est tué accidentellement par une tireuse d’élite bénévole. Après-guerre, ils sont passés de l’agriculture mixte à l’élevage de cochons et Laura, qui a pris l’exploitation en main avec son mari Stefan, ex-prisonnier de guerre allemand, menace de mourir en couches. En 1979, ils sont passés à l’élevage intensif (« les cochons, c’est rien qu’des math’matiques ») et ont besoin d’un ouvrier porcher ; d’autant que l’état de santé de Stefan est des plus alarmants. Puis c’est une jeune vétérinaire qui, jugeant les installations non conformes à la législation européenne, refuse de leur accorder l’accréditation du ministère de l’Agriculture. Alors que les héritiers de lord Agar prospèrent grâce à leurs relations et à la vastitude de leurs domaines, les Harrison tirent le diable par la queue. Mais, bien que la pièce comprenne deux guerres mondiales, une fusillade mortelle, une maladie incurable, une faillite commerciale, un cambriolage à main armée avec tentative de viol et quelques autres douceurs du genre, la pièce ne cède jamais à un pessimisme facile. Jusqu’au bout, ses principaux protagonistes débordent de vitalité et d’appétit de vivre, donnant constamment l’impression qu’une vie de fermier vaut le coup d’être vécue.
La Récolte est sûrement une des rares pièces de théâtre à traiter, avec autant d’efficacité que d’humour, des effets pervers de la politique économique européenne et de la manière dont les hypermarchés tiennent à la gorge les exploitants agricoles. Elle est largement inspirée de l’expérience de l’oncle de l’auteur, éleveur de porcs dans le Yorkshire, dont l’exploitation a fait faillite dans les années 1990 comme des centaines d’autres en Grande-Bretagne. Richard Bean, qui avait passé les étés de son enfance à la ferme, en éprouva personnellement un sentiment de colère et de dépossession d’autant plus fort que son oncle prenait avec résignation la perte de sa maison et de son gagne-pain.
L’intention de l’auteur est clairement de nous présenter une peinture de la vie rurale du point de vue des ruraux eux-mêmes. La dimension historique de la pièce et son honnêteté sans complaisance en font un aperçu de la vie rurale d’hier et d’aujourd’hui certainement plus authentique que les traditionnels chromos de vieux paysans bourrus, de jeunes paysannes aux joues comme des pommes et de rythmes naturels immuables.
Richard Bean a inventé – à commencer par William Harrison, pince-sans-rire incorrigible, rivé à son fauteuil roulant, l’âme de l’exploitation – une superbe galerie de personnages allant de l’extravagant seigneur du coin, auteur d’un livre sur la vie chez les Inuits dans le Cercle arctique, à une armoire d’ouvrier porcher balançant ses quatre vérités avec une franchise dévastatrice, sans oublier trois rôles féminins formidables qui méritent bien le surnom que donnent à leur moitié les fermiers bretons : « la Direction » : Maman, Maudie, que se disputaient les deux frères, et Laura, nièce de la précédente.
Même si certaines positions de l’auteur : la chasse au renard, la critique de l’Union européenne, peuvent ne pas faire l’unanimité – la plus controversée étant peut-être de rappeler que la production alimentaire intensive fut introduite avec l’encouragement des gouvernements (ici travailliste et conservateur) dans le but de nourrir les pauvres, avec succès –, on ne peut que saluer la salutaire audace d’une pièce contemporaine capable de nous intéresser si joyeusement et pertinemment au quotidien de ces gens qui nous nourrissent.
N.B. L’accent étant un marqueur social et géographique extrêmement important dans le texte original, il est recommandé de lire les répliques à haute voix ou en les imaginant oralement dans sa tête, afin que la graphie, simples indications de rythme à l’intention des acteurs, ne constitue pas une gêne à la compréhension et à la fluidité de la lecture.