Le jour d’anniversaire de leur mariage, Svante se doute de quelque chose : Anika a oublié leur fête. Il questionne sa femme sur les raisons de cet oubli, en accuse ses visites à Copenhague et dit qu‘il ne supportera pas "qu‘une ville étrangère s‘introduise dans leur famille et leur bonheur". Il ignore qu‘Anika va jusqu‘à s‘initier elle-même à la prostitution, avec l‘aide de Lars et Birgit, et recevoir les clients à Copenhague. Lars vient en maquereau lui reclamer son dû en disant qu‘il la "créé" en tant que "son entreprise", la laissant travailler dans le même appartement, lui-même étant ainsi "créé" par Birgit.
Birgit s‘avère être policière, elle visite la maison des Svantensson le soir du Réveillon. Elle vient confisquer le fusil de Svante et lui dire que les collègues danois enquêtent sur le meurtre de sa femme Anika. Elle a été tuée par une balle perdue.
Birgit enlève le fusil de Svante par lequel une nuit, quand sa femme était partie à Copenhague, il a tiré dans le noir, sans viser rien ni personne. Anika, visage ensanglanté, est assise à table lors de leur entretien, mais reste "invisible", faisant partie d‘outre-monde.
Entre les courtes scènes qui racontent cette histoire sont intercalés des monologues de Karlsson, personnage du conte d‘Astrid Lindgren. Ils sont adressés à la Sirène, symbole danois et personnage du conte de H. K. Anderssen. La Sirène, "moitié-femme, moitié-poisson" reste muette, et c‘est comme une parabole ironique de l‘histoire d‘Anika et Svante. Avant ses escapades à Copenhague, Anika a très peur que "ses jambes vont coller ensemble" et qu‘elle va devenir asexuée, abandonnée, elle qui a l‘habitude de vivre une vie tranquille et "muette".
Karlsson essaie de distraire la Sirène et dit beaucoup de remarques poignantes sur la vie du couple, sur le rapport entre l‘homme et la femme. Cette ligne Karlsson-Sirène est comme un contre-poids à l‘histoire sinistre que vivent Anika et Svante Svantensson.
En lisant la pièce, les raisons de ce choix s‘éclairent. D’abord, c’est une parabole sur la vie des gens « du Nord » qui ont probablement comme trait commun une certaine mélancolie. Mais surtout, les deux rives scandinaves y servent pour montrer l’éternelle attirance des êtres humains vers ailleurs : vers les feux lointains de l‘autre rive, qui est comme une promesse d‘une autre vie, d‘un bonheur. Mener plusieurs vies, sortir de son corps et s‘incarner dans un autre, devenir une autre personne "encore" dans cette vie-ci, n‘est-ce pas la raison pour laquelle nous aimons tant regarder les films, lire les romans, écouter les histoires ?..
Svante et Anika Svantensson se laissent tenter par l‘appât de l‘autre rive, chacun à sa manière. Anika s‘y réincarne à tel point qu‘elle n‘arrive plus à discerner sa "première" vie de mère et d‘épouse de sa vie secrète, faite du plaisir des sens, de l‘effacement des limites, de la perte absolue de soi. Elle n‘arrive plus à séparer ce qui a été son rêve et attente de ce qui est devenu réalité : à Copenhague, elle vend son corps. Pour une autre vie, c‘en est une autre ! Avec le temps, retourner "corps et âme" dans sa ville et dans sa famille lui devient impossible, elle en devient comme intoxiquée.
Sa vie est interrompue par "une balle perdue", lancée au hasard par son mari mélancolique, perplexe, ne sachant comment anéantir la vie secrète de sa femme. L‘Auteur emploie admirablement une sorte de tour de "deus ex machina", qui rappelle les péripéties des tragédies classiques.
Encore une chose surprenante : à cette histoire l’Auteur ajoute un couple « mixte » et absurde – celui de Karlsson et de la Sirène. Karlsson, personnage du conte pour enfants d’Astrid Lindgren, une vraie figure-fétiche de l‘enfance des Lituaniens de la génération de Marius Ivaškevičius, est comme un "choeur" qui commente l‘histoire en adressant ses monologues à la Sirène muette. Ses discours sont drôles, puériles, mais crédibles et tout-à-fait dans la veine d‘Astrid Lindgren, pourtant, pleins d‘ironie sur la vie du couple, sur la complexité des rapports de l‘homme et de la femme, sur le regard "utilitaire" que les êtres portent les uns sur les autres. Le couple même est une métaphore grotesque sur le couple patriarcal : homme actif, fier de lui / femme muette, femme-poisson... Cette ligne humoristique et littéraire, composée de deux personnages de littérature scandinave ajoute à l‘histoire d‘Anika et Svante Svantensson un niveau universel et le transforme en une sorte de conte d‘horreur de XXI siècle.
La Ville d’à côté par son dynamisme, par la rapidité des dialogues et la suprématie de l‘action sur la parole se rapproche d‘un scénario de cinéma.