L’Affaire Harry Crawford est inspirée de différentes interprétations du destin tragique d’Eugénie Falleni dont le « démasquage » défraya la chronique en Australie, à l’apogée de l’époque victorienne, et qui vécut vingt-deux ans sous l’apparence d’un homme et l’identité de Harry Crawford avant d’être reconnue coupable, en 1920, du meurtre de sa première épouse, Annie Birkett, malgré l’absence de preuves concluantes, et condamnée à la peine de mort.
La pièce nous fait assister aux derniers mois de la vie d’Annie Birkett et Harry Crawford, à Sydney en 1917. Au premier abord, c’est un couple sans histoire dont le quotidien ressemble à celui des voisins, dans ce quartier ouvrier de Sydney où ils emménagent au début de la pièce. La journée de travail comme garçon d’hôtel pour lui, se terminant rituellement au pub jusqu’à la fermeture à 18 h (nous sommes en pleine période de prohibition) ; les travaux de couture pour elle, et l’éducation de son fils Harry, âge de 14 ans. Certains indices révélateurs d’un malaise diffus émergent cependant, comme ce penchant de Crawford pour l’alcool et le tabac, ce désir impérieux de respectabilité d’Annie, en même temps que sa hantise d’être observée. Scènes familiales anodines. Crawford a l’air d’aimer sa femme et de bien s’entendre avec son beau-fils...
Mais l’arrivée de Josephine, 17 ans, la fille de Crawford confiée à la naissance à une compatriote stérile, va tout dynamiter et précipiter le drame...
Dans un décor mi-subjectif mi-réaliste, la pièce de Lachlan Philpott allie un récit impressionniste à une forme épique rappelant la tragédie grecque et la distanciation brechtienne. Il fait, par exemple, jouer un rôle de chœur à deux personnages protéens appelés l’homme et la femme, lesquels assument tous les rôles autres que ceux des quatre protagonistes du drame (Harry Crawford, Annie Birkett, Harry et Josephine). Se transformant en voisins, flic, vieille épicière, forain séducteur, serveuse de pub, médecin, etc., ils posent le cadre, suivent, commentent l’action ou en imaginent des variantes. Porteurs de voix intérieures ou des réactions de l’entourage, ces témoins permanents ne se départissent jamais longtemps de leur rôle de commentateurs impassibles, de « voix off »... Ils sont multiples, omniscients, d’en ce temps-là et de maintenant et – comme le dit l’auteur dans son préambule – une interface entre le monde de la pièce et notre monde contemporain de spectateurs.
Quoi de plus théâtral que le destin d’Eugenia Falleni, l’aînée de vingt-deux enfants, s’enfuyant sur un bateau comme mousse pour échapper à une condition misérable ? Pendant vingt-deux années, elle va réussir à faire croire à sa masculinité en exerçant des métiers d’homme, en se conduisant comme un homme, autant par nécessité sociale que par nécessité viscérale d’en être un. Adopter à la barbe du monde une autre identité, une autre apparence, changer de genre – le franchissement suprême –, n’est-ce pas faire de sa vie, de sa personne, une représentation permanente dont aucune réplique ne doit jamais rompre ni altérer la vraisemblance ?
Mais L’Affaire Harry Crawford est aussi un drame social. Car le cas de Falleni/Crawford n’aurait pas été jugé avec une telle sévérité et partialité si elle avait fait partie d’une classe aisée. Il n’aurait pas reçu non plus le même traitement si Harry Crawford avait été biologiquement un homme...
Rappelons que « le travestissement de Falleni, son mariage et ses relations sexuelles avec des femmes furent mises au centre de son procès et pesèrent lourd dans la balance pour la faire condamner. « L’accusation relia directement le meurtre à son travestisme, arguant que le motif du meurtre était la “découverte” par Annie Birkett du “véritable sexe” de Falleni. » Au point de faire passer le meurtre comme un motif d’inculpation mineur.
Cette pièce s’inscrit au cœur du débat autour de la question de la binarité du genre et de ce qu’on appelle les « troubles du développement sexuel ».