Bee et Ellie, 14 ans, sont des amies inséparables. Plus attirées par le modèle de pornstar que par celui de princesse, elles jouent à être ce qu’elles ne sont pas, à vouloir ce qu’elles ne veulent pas, pensant avoir tout compris des rapports de force qui se jouent à travers la sexualité et savoir comment la mettre à profit. Avec leur amie Fiona, elles avaient d’ailleurs formé un trio de choc, les Poufes. Mais Fiona est partie habiter ailleurs, mettant un terme à tous leurs projets. C’est alors qu’arrive dans leur école une nouvelle élève d’origine indienne, la jolie Freya, à qui elles vont bientôt proposer de la remplacer. Freya bien que déstabilisée par sa situation d’immigrée et le racisme à peine déguisé dont elle fait l’objet est cependant la plus équilibrée du trio. Son désir d’émancipation face à l’éducation conservatrice qu’elle a reçue a des limites qu’elle refusera de franchir. Après s’être brouillées avec Freya, Ellie et Bee décident de faire l’école buissonnière en se postant à l’aire poids-lourd pour monnayer leurs charmes auprès des routiers. Ce qui commence comme un jeu de défi mutuel : « Cap ou pas cap ? », finira en dénonciation à la police…
Inspirée d’un fait divers survenu dans une banlieue pauvre de Sydney, la pièce aborde le sujet de la sexualité de plus en plus précoce chez les jeunes lycéennes que leurs rêves d’une autre vie, celle des stars tant admirées sur Internet et les réseaux sociaux – ces stars glamour des clips ou du cinéma – amènent à se prostituer sur une aire d’autoroute pour échapper, croient-elles, à un quotidien si peu excitant. La réalité se révélera d'autant plus brutale et destructrice, mettant fin à leur amitié et à leurs rêves de réussite glamour et de paillettes.
L’Aire poids-lourds, pièce courageuse sur un sujet délicat, traite de la sexualité des adolescentes considérée comme moyen d’émancipation, et de ses aspects délétères lorsqu’elle se conjugue à une absence de repères et à des modèles adultes inopérants pour contrer le leurre des clips vidéo et autres images du même genre que balancent à longueur de temps les médias et les réseaux sociaux. Ici la libéralisation des mœurs n’a pas eu que du bon. Le clivage entre garçons et filles semble même s’être renforcé. Chaque sexe suit et cultive ses propres modèles auxquels il doit se conformer pour mériter le respect de ses pairs.
Après une courte scène de dispute elliptique dont la signification ne nous sera révélée qu’à la fin, Lachlan Philpott construit sa pièce dans une alternance de va-et-vient entre un passé récent et le présent, annoncés par des « avant » / « maintenant », l’événement charnière étant ce qui a (eu) lieu à l’aire poids-lourds. Jouant sur la simultanéité, la juxtaposition de plusieurs temporalités, la pièce est un récit à trois voix de ce qui a précédé ou suivi cet événement et du moment même de son déroulement. Certains dialogues se tissent ainsi entre les adolescentes alors qu’elles ne sont ni dans le même temps ni dans le même espace, d’autres se conduisent en parallèle avec d’autres personnages évoqués dans le récit, tous pris en charge par une même comédienne. Un défi pour la mise en scène ? Certainement.
Une des grandes qualités du théâtre de Lachlan Philpott est de donner à voir de vrais êtres humains, qui nous étonnent, nous désolent, nous apitoient, nous choquent, nous émeuvent. Il ne les écrit pas, il semble les laisse parler. Pour citer Tim Byrne, « Il y a un peu chez lui de l’anthropologue ; son véritable intérêt est pour les groupes sociaux, et la place de l’individu à l’intérieur de ceux-ci ».
Bee et Ellie détestent leur vie, leur banlieue, leur milieu social : elles rêvent de tellement autre chose… ignorant que leur affectation de filles affranchies trahit, en fait, un manque d’estime de soi. Victimes du matraquage visuel de la pop culture, avec ses images érotisées, ses sex-symbols érigés en icônes de la réussite suprême, elles s’imaginent être le point de mire, filmées par une caméra invisible, et adhèrent sans réserve à l’image de la femme objet désirable et convoitée. Leur but dans la vie est de ressembler à « ça ». Mais, quoiqu’en révolte par rapport à leur environnement affectif et familial, elles sont, à 14 ans, encore terriblement des enfants malgré le change qu’elles croient donner sur leur précocité. Comme l’écrit Bee dans un texto à son « mec » :
« Tu les vois les selfies de mes yeux mes oreilles mes mains mes coudes ? Je suis pas qu’une paire de seins, Trent. »
Confondant réalité et fiction, besoin de s’affirmer et ivresse de la transgression, elles sont dans la compétition, la surenchère... en contradiction pourtant avec leur désir profond d’autonomie et d’indépendance, comme le montre leur jeu Action Vérité. C’est ce qui va les pousser à franchir le pas et à se prostituer. Face à elles, Freya, le personnage de la jeune immigrée indienne, fait à la fois figure de Candide et de contrepoint positif.
Inspirée d’un fait réel, élaborée à partir de dix mois d’entretiens avec des lycéennes et lycéens, mais aussi des assistantes sociales, psychologues, chauffeurs routiers, L’Aire poids-lourds est une pièce dérangeante – avec son imagerie oppressante d’insectes grouillants (par l’insertion d’images vidéo qui rythment les changements de lieu, et d’effets sonores où se mélangent bourdonnement d’insectes, échanges entre cibistes et ronflement du trafic routier), de chaleur accablante et d’avenir bouché – mais les questions qu’elle pose méritaient d’être posées.
Comme tout le théâtre de Lachlan Philpott, elle nous interpelle sans juger, nous donne à voir et à réfléchir, sans jamais fermer le sens ni nous imposer une lecture unique.