L’Autobus est une pièce classique du répertoire bulgare. On dit que c’est la pièce bulgare la plus traduite et la plus jouée dans le monde. Elle est aussi régulièrement mise en scène en Bulgarie.
Des personnages, qui représentent chacun un type social, sont pris au piège dans un autobus qui ne s’arrête jamais. Alors qu’il était censé se diriger vers un hypothétique centre-ville, l’autobus prend une direction inconnue. La pièce introduit l’idée d’un éternel retour. Elle a aussi été pensée comme une critique du totalitarisme, sans qu’il soit certain qu’elle puisse être considérée comme une œuvre ouvertement dissidente. Stratiev n’a pas eu de problèmes avec la censure du fait de sa renommée et du fait qu’il était le directeur du théâtre où étaient représentées ses pièces. Le public français réserve un accueil enthousiaste à la pièce.
Grande métaphore du régime communiste bulgare des années 80, cette pièce allie humour, aventure, tragédie et dénonciation. Un mélange étonnant, surtout dans l’espace restreint d’un autobus…
Un maniaque, un alcoolique, un vieux paysan, un rebelle rockeur, un joueur de violoncelle VIP, un couple d’amoureux, un duo de divorcés par intérêts, tout ce beau monde conduit par un chauffeur peu délicat qui n’en fait qu’à sa tête… Faisant d’abord ses courses pendant les heures de service, puis voulant aller voir sa maman et finissant avec une bouteille de « gnole » au volant, les passagers sont de moins en moins rassurés et la révolte se fait sentir. Chaque personnage représentant une valeur propre, la dénonciation n’en est que plus sévère. Virages serrés, accidents frôlés, bagarres à l’intérieur du bus… On s’amuse à voir les personnages se révéler à leurs justes valeurs tout au long du voyage, au fur et à mesure que la pression monte jusqu’au point de non retour. Faut-il vraiment faire confiance au chauffeur ? On constatera très vite que non.
Coiffures délirantes, maquillages lourds, ces personnages sont de véritables caricatures. Les amoureux ont l’inconscience et l’espoir de la jeunesse, l’alcoolique titube tout le long du chemin, le paysan joue l’idiot du village, le musicien est si snob qu’il ne veut pas jouer pour la petite société… Le tout pour un melting-people d’un genre nouveau. Le chauffeur dans tout cela reste invisible et pourtant toujours présent. Situé à l’étage du bus, il représente un régime politique contrôlant la totalité du véhicule avec violence et entêtement.
La mise en scène va dans ce sens, avec des lumières soulignant la vitesse de l’engin matérialisé par un squelette en métal posé sur des ressorts. Le tout est mouvant, avec des sièges renversables, des fenêtres simulées avec virtuosité et une échelle démontable pour rejoindre le conducteur. Ce mécanisme fonctionne à merveille, avec des possibilités de jeu multiples, ce dont ne se privent pas les comédiens…
La mise en scène est très réussie, les personnages sont parfaitement bien dessinés, les rebondissements surviennent assez souvent pour maintenir un rythme cadencé. Des chants bulgares s’ajoutent à la fête, ainsi que des bruitages superbement agencés. La froideur de cette structure de bus en métal nous rappelle à une période où la Bulgarie vivait des jours sombres, à partager avec de l’humour, symbole, dans la pure tradition du théâtre d'Europe centrale et orientale, de résistance et de renaissance.
Jennifer MAYEUR
in www.ruedutheatre.com
vendredi 27 juillet 2007
Le sous-texte idéologique de la pièce L’autobus de Stanislav Stratiev
Réflexions du traducteur
Par Athanase Popov
L’autobus est une des trois meilleures pièces de Stanislav Stratiev, en plus de La veste en velours et des Thermes romains. En effet, les autres pièces ont un contenu idéologique trop univoque et transparent, et sont des œuvres trop clairement militantes, le meilleur exemple étant La vie bien qu’elle soit courte. Il en est de même des récits et nouvelles de Stratiev écrits après la Chute du Mur de Berlin. Seul le scénario du film Et même Dieu est venu nous voir (1999) de Peter Popzlatev, diffusé en France, revient sur l’égarement de l’œuvre à thèse, pour s’ouvrir à une lecture plus intemporelle.
Le génie dramatique de Stratiev réside probablement dans l’inventivité qui ouvre des voies nouvelles au théâtre de l’absurde. Dans La veste, Ivan Antonov, le personnage principal, veut faire tailler les poils de sa veste chez le barbier. Dans Les thermes romains, c’est un bain qui est installé au beau milieu du décor. Dans L’autobus, toute l’action se déroule dans un autobus. À chaque fois, ce sont des situations archétypales qui peuvent servir de modèle au théâtre du monde entier, en dépit du cotexte dans lequel ces pièces ont été écrites.
Avec ces trois pièces, le théâtre bulgare de l’absurde atteint des sommets jamais égalés depuis. Et pour cause ! À l’instar des autres courants littéraires transférés d’Ouest à l’Est – souvent par l’intermédiaire de la littérature russe –, l’absurde bulgare n’est pas un absurde pur, désidéologisé, intemporel. Le romantisme et le symbolisme bulgare étaient mêlés de réalisme ; l’absurde bulgare est mêlé d’hyperréalisme. Si ces courants apparaissent à chaque fois en Bulgarie avec beaucoup de retard, la coloration bulgare qui leur est donnée les transforme au point de les rendre méconnaissables. La composante réaliste de l’absurde bulgare peut anoblir le genre tout comme le gâcher. Seules les pièces où le dosage des deux composantes est équilibré résistent au temps.
À première vue, L’autobus peut sembler être une pièce comique inscrite dans le théâtre de l’absurde, contenant quelques piques contre le régime communiste sous forme de métaphores. En réalité, pour le public de l’époque, les récits de personnages n’étaient ni plus ni moins qu’un condensé des déboires et des humiliations de leur vie quotidienne, presque une comédie de mœurs. L’exagération est forte, mais pas suffisamment forte pour que chaque élément du récit ne puisse être rattaché à quelque chose de réel, à un trait caractéristique du régime. En même temps, le cryptage idéologique est total puisqu’il est impossible de déceler des attaques ciblées contre l’appareil du parti. La critique reste très générale, et vise davantage la mentalité des simples citoyens de la « République populaire de Bulgarie » que les rouages du système.
Cette modération dans la critique représente précisément la pertinence du message. Stratiev a un talent de visionnaire, L’autobus est même une pièce prémonitoire. Pour situer le contexte historique, il faut rappeler qu’à la fin des années 1950, l’opposition au Parti communiste a été totalement neutralisée, quand elle n’a pas été physiquement éliminée. À partir des années 1960 se développe en Bulgarie un phénomène de « servitude volontaire » (l’expression de La Boétie a été appliquée au cas bulgare par Tzvetan Todorov) caractérisé par une absence presque totale de dissidence idéologique organisée, même si les conditions objectives le permettent. En effet, la répression en Bulgarie est moins sévère que dans les autres pays communistes entre les années 1960 et 1989. La critique passe surtout par le mode de vie, le style vestimentaire, la consommation culturelle, mais rien sur le terrain de l’action collective. C’est dans ce contexte que Stratiev imagine ce que pourrait être une révolte populaire. Il imagine aussi que même si celle-ci se produit, elle risque de ne pas aboutir ou d’être récupérée par le pouvoir.
Voyons comment de telles conclusions pourraient être tirées de l’analyse de chacun des personnages. Le chauffeur n’apparaît jamais dans la pièce, mais sa présence symbolique est cruciale. Il est celui que tout le monde craint, à l’instar des représentants du pouvoir, avec qui il ne faut pas plaisanter. Sauf à risquer une image fantaisiste, on pourrait dire qu’il incarne un apparatchik d’obédience réformiste. En effet, il est sensible jusqu’à un certain point aux humeurs populaires, et n’est pas en tout cas le bourreau machiavélique qu’on pourrait imaginer. Lorsqu’un début de révolte éclate dans le bus qui symbolise la Bulgarie socialiste/communiste, lorsque « l’Irresponsable brandit la bouteille cassée et juste au moment où il est sur le point de frapper le Raisonnable... le bus s’arrête ». Non seulement l’autobus lancé à toute vitesse (vers l’enfer ?) s’arrête, mais le chauffeur se met à regarder les passagers. Finalement, l’autobus fait demi-tour et revient à la case départ. C’est exactement de la sorte que s’est passée la transition bulgare : les dirigeants communistes, désormais attentifs aux humeurs populaires, ont lancé le pays dans une autre voie, mais sans remise en cause radicale de l’ancien système. Il ne s’agissait pas forcément d’un choix géopolitique plus judicieux qu’auparavant puisqu’il a fallu repasser par la case de départ (la misère, les révoltes frumentaires, le vol, la corruption).
Le Raisonnable est présenté comme un homme ayant « la cinquantaine, bien habillé ». C’est une figure-clé pour comprendre toute la pièce. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est lui qui symbolise le régime communiste bien plus que le chauffeur. Ce régime se caractérisait par une suppression de la distinction entre le domaine public et le domaine privé, à l’instar du nazisme et des autres totalitarismes. L’Etat s’efforçait d’endoctriner la population en imposant une bien-pensance autoritaire. Le Raisonnable est soit un milicien en civil, soit un informateur des services secrets. Sa tâche consiste à dicter aux autres la bonne manière d’agir, à leur inculquer la notion du « raisonnable » et du « déraisonnable ». Bien entendu, lui-même n’adhère pas à la morale qu’il prêche pour les autres. Il est l’archétype du faux jeton, du parfait salaud. La révolte contre le système doit d’abord passer par le rejet des fausses valeurs qui sclérosent l’esprit et empêchent l’action.
Le Déraisonnable, environ la trentaine, est un décalque du Raisonnable, mais en sens inverse. C’est un rebelle sans convictions, qui n’adhère pas aux valeurs dominantes, mais juste parce qu’il est préoccupé par ses propres problèmes. L’Irresponsable peut être rapproché du Déraisonnable : c’est un alcoolique au bord du désespoir qui est d’un très grand scepticisme. C’est un personnage superficiel qui n’approuve pas le système, mais ne s’y oppose pas non plus, même en pensée. Il est parfaitement résigné.
L’Homme et la Femme complètent le tableau de la société bulgare chez les adultes. Ils sont entièrement absorbés par leurs soucis quotidiens, mais, l’âge et les obligations familiales obligent, ils acceptent le système tel qu’il est, sans se rendre compte que la plupart de leurs problèmes viennent du système. Ils sont bien plus englués dans « la servitude volontaire » que le Déraisonnable et l’Irresponsable.
Aldomirovtsi incarne le bon sens paysan. Ce personnage est un lieu commun de la littérature bulgare et balkanique. Toutefois, l’attitude des Bulgares et des Roumains dans la vie courante envers la paysannerie est très ambigu : tantôt on reproche aux paysans leur opiniâtreté et leur manque de curiosité intellectuelle, tantôt on exalte leurs « vertus ancestrales » préservées en dépit des paradigmes socio-culturels dominants. Dans L’autobus, Aldomirovtsi semble être le seul personnage positif en plus de l’Amoureuse (et le chauffeur ?).
Le Virtuose est un personnage intéressant du point de vue littéraire, mais inintéressant du point de vue de la lecture idéologique. Tout au plus peut-on dire qu’il est emblématique de l’hypocrisie du système qui se dit proche du petit peuple, mais dont les dirigeants reconstituent une nouvelle sorte de bourgeoisie communiste de beaufs.
Enfin, les Amoureux représentent bien sûr la jeunesse et l’espoir. Mais l’Amoureux est plus labile que l’Amoureuse : il se laisse embrigader par les mesquins, par les faux dévots de l’humanisme socialiste. L’Amoureuse est le personnage dont Stratiev avoue se sentir le plus proche[1]. Bien que ce soit celle qui rêve le plus, elle est aussi celle qui proteste et qui critique le plus, sans toutefois sombrer dans la haine ou la cruauté. Elle est capable de compassion même envers le Déraisonnable.
[1] Cf. Entretien publié dans Stanislas Stratiev, De l’autre côté, trad. du bulgare par Miglen Mirtchev et Edmonde Chauvel, Die, Festival Est-Ouest, 1994.