Le Chat de Schrödinger

de Alexa Băcanu

Traduit du roumain par Alexandra Lazarescou

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Roumanie
  • Titre original : Pisica lui Schrödinger
  • Date d'écriture : 2018
  • Date de traduction : 2020

La pièce

  • Genre : Théâtre des voix (drame ironique)
  • Nombre de personnages :
    • 1 au total
    • 1 femme(s)
    • En dehors d’Aurore, le reste de la distribution reste au choix du metteur en scène, les comédiens peuvent être compris entre 1 et 6, quel que soit leur genre.
  • Durée approximative : 50 mn
  • Création :
    • Période : 28 octobre 2018
    • Lieu : Théâtre Unteatru, Bucarest
  • Domaine : protégé

Édition

Cette traduction n'est pas éditée mais vous pouvez la commander à la MAV

Résumé

Le Chat de Schrödinger suit le parcours psychologique d’Aurore, personnage affecté par l'anxiété et la dépression : partant de ses tentatives de rationaliser ce qu’il lui arrive ; en passant par les efforts qu’elle fournit pour effectuer des tâches triviales et ordinaires ; à sa lutte pour maintenir une apparence de normalité.

Le début de la pièce situe la source des problèmes psychologiques contemporains dans le prolongement de la sélection naturelle ; l'homme préhistorique, par ses besoins et son comportement, nous ayant involontairement transmis, à travers son ADN, ses peurs, ses pulsions instinctives et ses systèmes de défense.

Une ellipse temporelle et spatiale nous entraîne dans le présent, dans l’esprit et l’expérience intérieure d’Aurore, qui s’efforce de sortir de chez elle ; une action simple pour la plupart des gens dits « normaux », devient, ici, un véritable périple aux multiples dangers, au cours duquel Aurore est bombardée non seulement par des facteurs extérieurs, mais surtout par ses propres pensées et émotions, qui la maintiennent dans un état de panique permanent.

Cette séquence qui retrace l’intensité subjective des péripéties vécues par Aurore se poursuit par une tentative d’objectivation, à travers une scène sur la science des émotions. La partie rationnelle d’Aurore tente de comprendre ses émotions, afin de pouvoir les contrôler, elle se questionne, cherche des informations, elle essaie de reprendre le contrôle sur son esprit et sur son corps. Les évènements de sa propre vie servant, ici, d’exemples pour cette argumentation construite comme une leçon de mathématiques, qu’Aurore s’applique à s’enseigner à elle-même.

La scène suivante se focalise sur ses expériences extérieures, l'anniversaire d’Aurore, évènement auquel elle essayait de se rendre deux scènes plus tôt. La scène se déroule dans la maison d'un de ses amis, où elle doit fêter son 30e anniversaire. La joie de ses amis lui chantant joyeux anniversaire, lui offrant des cadeaux, l’esprit festif, ne représentent rien d’autre, pour Aurore, qu’un film haut en couleur, dont elle ne fait pas partie. Ses pensées et ses émotions perturbatrices font écran, l’empêchant de se réjouir et de profiter du moment présent. Cette scène dépeint les angoisses et les souffrances qui la coupent du monde extérieur. Aurore reste figée, tandis que ses amis s’amusent, regardent des vidéos sur YouTube, rient à gorge déployée. Engluée dans une accumulation d'inquiétudes liées à ses analyses médicales ; chargée d’une tristesse liée à sa mère qui travaille à l’étranger ; assommée par les regrets et les souvenirs liés à sa récente rupture amoureuse et par le manque de confiance en elle.

L’écriture prend aux tripes et relate la perte des êtres chers, l'abandon, l’omniprésence du sentiment de honte, la maltraitance des adultes, la marginalisation sociale dont elle est victime, la cruauté humaine, l'amour destructeur, l’échec de sa relation, la violence de sa séparation qui se passe par textos, la maladie et l'attente de son diagnostic qui laisse planer le doute d’une possible mort. Aurore n’ouvre pas ses cadeaux d’anniversaire, obsédée par la peur d'ouvrir des boîtes, car sa propre mère dans sa jeunesse n’a cessé d’ouvrir des boîtes contenant des chats morts…

La scène finale est un montage accéléré d’une multitude de petits matins, une sorte de flashforward qui passerait devant nos yeux avant de mourir, dit-on. Ces nombreux réveils-recommencements retracent le chemin parcouru par Aurore. Échouée sur un lit d'hôpital, enchaînée à des tubes, elle revisite tout, de son enfance au moment de son anniversaire, une condensation temporelle composée de moments à la fois singuliers, mais reliés par un seul et unique effort, celui de tout reprendre à zéro ; ce qui revient à continuer d’avancer. Lorsque les matins perdent leur sens, car le sommeil ne les départage plus, le corps d’Aurore cède. Paradoxalement, de cet effondrement du mécanisme qui la retenait captive, naît la possibilité d'un véritable recommencement. Tout comme la possibilité d'une fin définitive.

Contextualisation et analyse dramaturgique

Le texte a été écrit en 2018, dans le cadre du projet culturel Intensiv Interior qui avait pour objectif de sensibiliser son public aux troubles émotionnels, psychologiques tels que l'anxiété et la dépression. Par la suite, le texte a été créé, au Théâtre Unteatru, de Bucarest, par Alexandru Berceanu, un des membres fondateurs du mouvement dramAcum qui a révolutionné la dramaturgie roumaine de ces vingt dernières années.

En Roumanie, la santé mentale est négligée, les troubles anxiodépressifs sont stigmatisés, il y a une gêne à demander l'aide d'un psychologue ou d'un psychiatre, une réticence à discuter du sujet. L’invisibilisation ne fait qu’aggraver le problème, entretenant l'impression pour la personne qui en souffre qu’elle est une exception, et ainsi maintenue dans l'ignorance, la personne n’imagine pas qu’il puisse exister des solutions.

Après un processus de documentation, dans lequel une équipe de psychologues a été impliquée, Alexa Băcanu a décidé d’adresser sa pièce non seulement aux personnes touchées par la dépression et l'anxiété, mais aussi à toutes les autres, dont l'intervention pourrait, à un moment donné, être salvatrice ou, au contraire, un des facteurs déclencheurs. Le texte est à la fois un miroir et un exercice d'empathie pour toutes celles et tous ceux qui ont dit un jour, ou qui ont été tentés de dire : « arrête d’y penser », « c’est une question de volonté, « ça va passer ».

Partant de sa propre expérience et de celles des autres, Alexa Băcanu a créé « Aurore », personnage auquel il revient de nous montrer ce que ça fait de souffrir d’anxiété et de dépression.

La pièce est un monologue polyphonique. Le personnage principal est Aurore, sa voix s’enchevêtre à de nombreuses autres voix, des voix avec leurs propres personnalités et intentions, qui se battent pour avoir son attention, qui la maintiennent toujours isolée du monde extérieur, qui ne laissent aucune place à la paix intérieure dont elle aurait tant besoin.

Reflétant, pour ainsi dire, le processus de documentation et d'écriture du texte, Aurore cherche des raisons ; enquête ; négocie ; s'efforce de comprendre ce qu’il lui arrive ; résiste ; essaie de porter un masque social ; lutte, à plusieurs niveaux, pour rester debout. Cette complexité est essentielle pour représenter, de manière authentique, deux troubles qui ne sont pas toujours évidents à déceler de l'extérieur. S’ils sont souvent associés, ils peuvent également survenir séparément ; s’ils disposent d’une commune structure, ils diffèrent, néanmoins, d'un individu à l'autre. Un problème aussi complexe entraîne une solution tout aussi complexe et, dans la plupart des cas, la simple volonté ne suffit pas pour se soustraire à ces états.

Le texte se déploie sur une large chronologie, qui devient plus évidente à mesure qu’on avance dans le récit.

Le temps est un motif essentiel de la pièce.

C’est un élément qu’il est possible de mesurer à travers ses débuts et ses fins, le temps offre la possibilité de fractionner les moments terrifiants et abyssaux, en petits segments plus aisés à comprendre. C'est une simplification nécessaire, qui fournit parfois des réponses – le gène de cette peur absurde se trouve quelque part au début de l'humanité – qui donne parfois l'espoir, à chaque nouveau réveil, qu’une meilleure version de soi-même est possible.

Toutefois, il est également un agent de dégradation, disloquant les familles, brisant les relations, rongeant les matins. Et tous ces réveils soumis au désespoir fusionnent pour n’être plus qu’un seul et unique matin monstrueux : quand le sommeil fait défaut.

Lorsqu’Aurore finit par percevoir le temps dans sa pleine dimension ininterrompue, dans laquelle ni début ni fin n'existent, c'est là que son corps cède enfin. Le corps, et non l'esprit, parce que l'un contient l'autre, parce que la graine de la peur dépourvue de raisons d’aujourd’hui, a été transmise comme un flambeau, que les cellules ont relayé de corps en corps, depuis des centaines de milliers d'années.

L’anxiété tout comme la dépression se manifestent par des sensations physiques, et non pas seulement par des pensées et des émotions. Lors d’une attaque de panique, le corps est capable de reproduire tous les symptômes d'une crise cardiaque.

D’autre part, il n’y a pas que le temps qui se dilate et se contracte, il existe également tout un jeu autour des proportions, tout au long de la pièce, une recherche similaire à celle de Gulliver, au pays des géants. C'est pourquoi, Alexa Băcanu a choisi d'illustrer des événements triviaux qui, déformés par la psyché d’Aurore, deviennent des obstacles presque insurmontables. Le simple fait de sortir de chez soi, de prendre l’ascenseur pour descendre quelques étages et de se rendre chez un ami, devient une scène de guerre. L'ouverture d'un cadeau, une source d'anxiété. La lecture d'un texto, une réactivation douloureuse d’une relation qui n’a pas marché. Le fait qu’Aurore se sente encore petite à l'âge de 30 ans est un autre élément qui s’ajoute au dégoût d’elle-même.

Dans la blague quantique de Schrödinger, tant que la boîte est fermée, le chat à l'intérieur est à la fois mort et vivant, ce qui, en soi, est une absurdité, quelque chose qui ne peut pas être vrai dans le monde réel. La vie d’Aurore, son anxiété, ses gènes et son expérience induisent en elle la peur de découvrir ce qui se trouve à l’intérieur de la boîte, la peur d’assumer la possibilité que le chat soit mort, quitte à passer à côté de l’opportunité qu'il soit vivant. Elle vient ainsi prouver que Schrödinger avait raison : la réalité rejette les personnes comme elle, telle une anomalie, elle essaie de l'éliminer. Parce qu'Aurore est incapable de vivre pleinement une expérience par crainte de la douleur qu'entraîne n’importe quelle fin, elle rate à la fois le début et l'expérience dans son ensemble. Et se perd elle-même peu à peu.

Dans la dernière scène où l'infirmière imite le geste de sa mère tirant les rideaux, Aurore assume enfin qu’il ne s’agit là que d’un moment parmi des millions d'autres, et malgré le réveil brutal à l'hôpital, c’est le premier moment de sérénité dans la pièce. C'est un début qui s’agrège à une fin, un nouveau départ qui pourrait être suivi d’une infinité de possibles.

Regard du traducteur

Je suis le travail d’écriture d’Alexa Băcanu depuis plusieurs années et dès la première lecture, j’ai été littéralement happée par la fraîcheur et la concrétude du verbe dans Le Chat de Schrödinger ; la langue y est précise, rythmée, d'une grande force poétique, plastique et musicale. La plume toute en sensibilité d’Alexa Băcanu est mise au service d’un sujet qui me paraît des plus importants : la déstigmatisation des personnes souffrant de troubles anxieux et de dépression.

Et c’est avec ferveur que je me suis appliquée à traduire cette incursion documentée dans le monde terrifiant des troubles mentaux, car il me semble essentiel de prendre à bras le corps ce très grave sujet, à travers des lectures publiques, des représentations sur les scènes francophones, des débats pour aborder collectivement cette pathologie qui est associée à un dysfonctionnement social et à une souffrance personnelle majeurs, qui peut avoir des conséquences parfois lourdes en termes de fonctionnement social, de santé et même de décès, le risque suicidaire étant particulièrement élevé.

Pour donner quelques statistiques, l’OMS (Organisation mondiale pour la Santé) estime que les troubles dépressifs représentent le 1er facteur de morbidité et d’incapacité sur le plan mondial (communiqué de mars 2017). Ainsi, on compte plus de 300 millions de personnes dans le monde souffrant de dépression soit une augmentation de plus de 18 % de 2005 à 2015. La dépression n’est pas un trouble de santé à prendre à la légère. Elle peut conduire au suicide. Chaque année, près de 800 000 personnes meurent en se suicidant. Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-29 ans.

L’OMS estime que le trouble dépressif caractérisé sera en 2020 au premier rang de l’ensemble des maladies en termes de dépenses globales, directes et indirectes pour la société.

Alexa Băcanu propose une réflexion lucide et poignante sur le syndrome anxiodépressif, qui, reste un tabou, aussi bien en Roumanie qu’en France.

Le texte est âpre, ingénieux, troublant de vérité, mais néanmoins truffé d’humour. Un humour noir nécessaire, comme une bouffée d'air frais dans le formol et le marasme qu’implique la traversée d’une telle épreuve. L’esprit torturé, le tumulte des états confusionnels placent Aurore, personnage principal de la pièce, qui a 30 ans et qui souffre de ces troubles, sur une crète où elle n'est ni morte ni vivante, exactement comme le chat dans l'expérience de Schrödinger.

Sa lutte oscille toujours entre deux plans : intérieur et extérieur, passé et présent, agréable et désagréable, léthargie et convulsions.

Appartenant au courant du théâtre des voix, ce drame rhapsodique et ironique est remarquable aussi bien dans sa forme que dans son propos.

Ces voix migrantes qui s’entrechoquent, s’unissent, se dispersent, décident de la comparution ou de l’interruption des locuteurs, illustrent parfaitement le chaos qui se déroule dans la tête d’Aurore. Le recours à cette esthétique de la discontinuité – où de multiples voix s’enchevêtrent à celle d’Aurore, qui l’interrompent ou s’immiscent à l’intérieur de ses propres répliques – me semble être un bon éclairage pour décrire les symptômes de cette pathologie.

D’autre part, le rythme, la musicalité intrinsèques aux listes évoquent la succession rapide d'images, de souvenirs, de sensations, qui traversent l’esprit d’une personne qui souffre d'anxiété. Le procédé des listes permet de suggérer l’impression d'accumulation, la saturation qui envahit Aurore. De même, la liaison des mots par un trait d’union signale aux interprètes que tout doit être dit d'un seul souffle.

La ponctuation est également symptomatique, elle indique la continuité et la sensation de manquer d’air. L'intention est donc d'imposer une cadence qui ne laisse aucune place à la respiration.

Cette coulée ininterrompue, qui s'enroule sur elle-même, finira-t-elle par engloutir ou par libérer Aurore ?

C’est pour répondre à cette question qu’il m’a paru urgent et nécessaire de traduire ce texte, qui propose un voyage mental et un questionnement permettant de sensibiliser le public francophone à cette pathologie. Celles et ceux qui vivent des expériences similaires sauront qu'ils ne sont pas seuls, et d'autres comprendront pourquoi la prudence est de mise dans leurs actes et leurs propos ; notre entourage pouvant, en effet, traverser des états dont nous ignorons tout du gouffre infernal et de la détresse qu’ils impliquent.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle, j’ai choisi de franciser le prénom du personnage principal, Luminița, prénom ironiquement choisi, compte tenu du contexte. J’ai transformé Luminița, qui, en roumain contient l’idée de lumière, en Aurore, qui, grammaticalement parlant, est à la fois un nom propre et un nom commun polysémique. Aurore : précipité de tous les motifs dépeints dans Le Chat de Schrödinger ; exprimant à la fois cette idée de l’aube de l’humanité avec ses femmes et ses hommes primitifs qui tentent de nommer les choses, étonnés et effrayés par les forces de la nature ; mais aussi cette idée d’un éternel recommencement, d’une infinité de possibles, ce moment si important qui ritualise nos journées, ce moment qui au sens premier du terme « suit l'aube et précède immédiatement le lever du soleil, où l'horizon présente des lueurs brillantes et rosées ».

Entre réalisme et fantaisie, ce texte, très référencé, entrelace quelques concepts phares de philosophie, de futurologie, de physique quantique, autant d’outils qui me semblent vouloir esquisser artistiquement des pistes pour élaborer un nouveau paradigme de la psyché humaine.