Le monde n'est pas ce qu'il semble être, et même s'il l'est, cela peut changer à tout moment.
Kuba est un garçon adulte aux rêves innocents. Il veut que les gens soient bons, que le monde, autour de lui, soit plus accessible. Malina Prześluga compose un texte découpé en douze chapitres, chacun s’étageant sur plusieurs niveaux, et offre ainsi au lecteur et au spectateur une pièce à vocation politique, abordant aussi bien le ressentiment social et les sources de la violence que les rêves des exclus et leur fatale impuissance. La force de ce texte tient au personnage qu’elle parvient à construire et à la parole, polyphonique, qu’elle fait entendre à travers lui. Kuba a les traits de Winnie l'Ourson, mais à l’inverse du célèbre personnage animalier, il n’est chez elle ni intelligent, ni sympathique. Sa parole est émaillée de scènes imaginaires, issues de La Forêt des rêves bleus de l’écrivain britannique Alan Alexander Milne adapté par les studios Disney. Ces passages au sein de la forêt imaginaire, dans laquelle s’enfuit Kuba, révèlent non seulement l’infantilisation des êtres présentant un trouble du spectre de l'autisme ou atteints par un handicap, mais aussi les dangers qui s’ensuivent. Malina Prześluga nous force ainsi, non sans cruauté, à sortir d’une commisération facile et empêche toute empathie bêlante. La pièce interroge le droit à une émotion « non censurée », tout en mettant en lumière l’hypocrisie propre aux professions de foi en faveur de la tolérance et de la politique d'égalité des chances. Elle soutient que l'exclusion peut donner lieu à la rébellion et que cette rébellion peut nourrir des fantasmes totalitaires. Sans jamais céder à la pression du « politiquement correct », Malina Przéluga récuse tout attachement sentimental immédiat à son personnage et déploie une écriture rythmée, sur des registres de langage très différents (celui du quotidien et du populisme qui côtoient la langue poétique et la prose d'Alan Alexander Milne). Elle élabore de la sorte une histoire qui témoigne d’une frustration sans commune mesure face à des inégalités sociales accrues, tout en faisant l’impasse sur les velléités d’utopie. Kuba n’accepte pas le monde qui l’entoure, le monde qu’il ne comprend pas et qui le limite. Son opposition est une étincelle qui se transforme vite en incendie. Ayant pris un pouvoir total au cœur de son fantasme, il s'en prend violemment aux autres, au hasard des rencontres. À partir de la simple histoire d’un être résolument à part, on assiste, pour finir, à la naissance du Mal.
La pièce, à plusieurs niveaux de lecture, ne conduit pas à une fin heureuse ou triste de l’histoire de Kuba. C’est un torrent de pensées intérieures, d’une conscience enfermée qui coule dans un corps qui ne peut, probablement que dans le rêve, se libérer et être soi-même. Tout se joue sur au moins trois plans différents : un espace réel (dans la famille de Kuba), un espace imaginaire (la Forêt des rêves bleus) et un espace onirique (au Palais présidentiel). Kuba se révolte contre l’infantilisation. Sa colère suscite les images d’un monde nouveau gouverné par la bonté. Mais comment le rendre réel ? À travers le mal ? Une révolution sanglante ? Une prise de pouvoir par la force ? La tyrannie ? Le despotisme ? C’est, malheureusement, une vision amère et effrayante. Kuba, accompagné de Maciek Andrzejak, un garçon en fauteuil roulant, rencontré par hasard, a soudain l’idée d'attenter à la vie du président. Il s'empare du pouvoir pour que la société ouvre enfin les yeux sur les problèmes des personnes faibles et isolées.
Malina Prześluga, dans Le Débile a, dans une certaine mesure, libéré l'homme enfermé. Le fait de donner la parole à quelqu’un comme Kuba, d'en faire non seulement un protagoniste, mais un sujet à part entière, avec ses propres besoins, ses désirs, sa colère, sa haine et son langage, fait de ce texte une œuvre originale et indispensable.
Le titre de la pièce est incontestablement audacieux, pour ne pas dire risqué ou déroutant : « Le débile ». Ce mot désigne une déficience intellectuelle, et dans le langage familier, un abruti, un arriéré, un crétin, un demeuré, etc. C’est un choix délibéré, par lequel Malina Prześluga entend nous délivrer du stigmate lié à ce mot, qui provoque, qui trouble, met mal à l’aise mais qui, en même temps, nous rééduque.
Le texte de Prześluga est un incroyable défi pour un acteur : montrer la fracture, la dissonance, l'incompatibilité de deux mondes masculins en un seul personnage. C’est aussi un défi pour celui qui le traduit. Le personnage de Kuba passe par trois niveaux de langage : son monologue intérieur est clair et communicatif, avec des phrases logiques, contrairement à ce que Kuba exprime à l’extérieur, puis il y a Kuba qui se refuge dans la Forêt des rêves bleus, où il devient un ourson touchant, naïf, à l’esprit étroit, qui discute de sujets importants avec ses amis.
D’abord intimidée par la complexité de la langue, ou plutôt par les trois niveaux de langage de Kuba, je me suis embarquée dans ce soliloque à plusieurs étages, et essayé de rendre au mieux ses toques de langages, et surtout sa langue qu’il partage avec l’extérieur. Un vrai bonheur de traduction que j’espère partager avec le lecteur.