Les media nous informent sur la tragédie qui se joue en Irak depuis plus de vingt ans. Mais, même informé, notre regard reste extérieur, analytique et froid. C'est pourquoi la pièce de Khaz‘al al-Mâjidî, Le train de la vingt-cinquième heure résonne en nous comme un témoignage poignant de vérité sur ce qui fait le destin de ces hommes et de ces femmes réduits à un double exil (dans leur propre pays et dans la fuite à laquelle elle les contraint) par une guerre trop absurde, trop "complexe" pour que ceux d'entre eux en qui subsiste un peu de raison puissent se l'approprier, la reconnaître comme la leur. Premier élément de cette tragédie. Car ici les personnages savent qu'ils ont été joués et font le constat de ce qui leur a été volé par des forces qui les dépassent et se combattent sur le terrain de leur malheur. "La guerre est injuste" dit le vieux proverbe arabe, sous entendu : parce qu'elle prend des vies innocentes. Jamais proverbe n'aura trouvé plus funeste illustration sur la terre qui l'a produit. Jamais peut-être aussi un texte n'aura suscité avec autant d'acuité le sentiment de vies arrachées, de vies volées, d'existences prises dans un destin absurde. Car toute la vie des personnages se résume à l'obligation et à l'impossibilité de se situer entre un ici (l'exil) et un là-bas (l'Irak qui se déchire) qui reviennent dans leur discours comme une obsession. L'exil et la patrie sont pour eux comme deux trains qui se croisent sans jamais se rencontrer, les laissant sur le quai "d'une gare" où la pièce se joue, dans l'attente d'un train supposé les reconduire au pays, mais qui tarde à venir et ne viendra jamais, tout au moins pas dans la vie réelle où les jours comptent vingt-quatre heures, mais dans une heure qui n'existe pas, une "vingt-cinquième heure" qui s'invite inopinément sur le cadran de la pendule comme pour leur dire : "Demain, il ne fera pas jour."
Les monologues intérieurs des trois personnages (un père et sa fille exilés qui repartent en Irak à la recherche du fils enlevé, un jeune compatriote venu en Europe à la recherche de son frère emprisonné), forment la matière principale de la pièce et vibrent comme une longue plainte sur l'existence et la patrie perdues, plainte d'où émerge une poésie sombre et incantatoire qui évoque la perte et l'espoir.
Car cette longue plainte est aussi un cri de colère contre les responsables de la tragédie. De leur malheur, les personnages savent écrire l'histoire et dégager les causes, accusant tour à tour "les étrangers", mais aussi l'irresponsabilité d'un gouvernement irakien corrompu, incapable de juguler le terrorisme qui, comme lui, veut ôter toutes ses chances à la démocratie, et la rivalité ancestrale entre les communautés constitutives de l'Irak, rivalité débouchant sur une guerre féroce que l'éviction du tyran a comme libérée. "Après que nous avons coupé la griffe du tyran, la voilà qui repousse sur les doigts des pâtres des ténèbres pour déchirer le peuple et la patrie !" Tout est dit, le décor est planté.
Mais, comme au terme d'un cheminement logique, la plainte revivifiée par la colère conduit à l'espoir, celui que demain la tuerie s'arrête enfin et que la patrie renaisse de ses cendres. Espoir fondé sur l'ordre naturel des choses (il faut bien qu'un jour les guerres cessent et que les œuvres re-commencent) et, plus concrètement, sur le mouvement de l'histoire qui se vit. "L'Egypte et la Tunisie l'ont fait !" dit le jeune homme dans un cri qui sonne comme une profession de foi dans un avenir possible qui pourrait être aussi le leur et les sauver.
Tel est sans doute, au-delà du pessimisme qui marque la fin de cette pièce où l'absurde règne en maître, derrière le mot "errance" qui résonne comme une sinistre coda, derrière le messianisme de cette "aube des peuples qui se lève" dont l'Histoire nous a appris à nous méfier, l'ultime espoir auquel nous autres, spectateurs du drame et d'un monde qui se recompose sous nos yeux, devons nous accrocher à tout prix.