Ayse, une femme moyenne née dans une famille moyenne d’un quartier moyen, raconte sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa dernière gorgée de thé.
Plusieurs épisodes rythment son inexistence : son premier jour de vie, marqué par la déception de ses parents du fait qu’elle ne soit pas un garçon ; son enfance bercée par les histoires toutes mélangées racontées par sa mère et par la peur que lui inspire le voisin du dessus qui lui fait des choses qu’elle ne racontera jamais à personne, préférant rester enfermée à la maison pour éviter le danger ; son apprentissage à l’école et l’endoctrinement à travers les leçons de vie, d’éducation physique, de mathématiques et d’histoire, où elle apprend surtout à renoncer à ses rêves, baisser la tête et cesser d’exister pour elle‐même ; ses études à l’université dont l’ultime objectif est de trouver un époux convenable, ni trop comme ci ni pas assez comme ça ; sa propre maternité, sa reprise du travail, sa vieillesse, la disparition de sa mère… jusqu’au constat final de son inexistence, au seuil de sa propre mort, assise sur son balcon à contempler le monde.
La pièce se présente sous la forme d’un récit adressé à on ne sait qui, on ne sait quand, quelque part en Turquie, à moins que ce ne soit ailleurs, par cette Ayşe qui, elle non plus, n’est pas réellement une personne au sens propre : plutôt la somme d’une série de clichés et aussi le reflet réaliste et cruel de toutes les femmes. Au fil du discours, des scènes en flash‐back, où apparaissent la figure de la mère et celles des professeurs, viennent illustrer la non‐histoire de cette non‐héroïne, jusqu’au constat final – qui n’est que le point de départ d’un éternel recommencement, car après elle, viendront ses filles.
Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayse est porteuse d’un message social et politique extrêmement riche. À l’image de la plupart des œuvres de Zeynep Kaçar, elle a pour sujet principal la condition de la femme en Turquie et au-delà. L’auteure y évoque le rôle de l’éducation et des médias dans l’endoctrinement socio‐culturel qui forge la condition féminine. Dans un langage à la fois poétique et drôle, elle attaque les clichés de manière frontale, en faisant résonner sa parole d’auteure bien au-delà des contingences culturelles. Ayse (ou Aysegül) en Turquie, c’est la « Martine » de la littérature jeunesse en France : « une femme moyenne dans un pays moyen » qui pourrait être toutes les femmes du monde, dans n’importe quel pays du monde.
Ici, Zeynep Kaçar, figure incontournable de la scène contemporaine de Turquie, reconnue unanimement dans le pays comme l’une des figures de proue du théâtre féministe, et récompensée par de nombreux prix littéraires et dramatiques, offre une œuvre de maturité, qui mêle au discours militant une force poétique indubitable. En ce sens, cette pièce est à mes yeux à la fois l’une des plus subtiles et des plus fortes du paysage dramatique contemporain en Turquie. Elle a écrit, mis en scène et joué cette pièce avec sa compagnie Bab‐ı Tiyatro à Istanbul, en 2015. Selon elle, il s’agit de l’œuvre dramatique la plus aboutie qu’elle ait écrite à l’heure actuelle – c’est également l’une des plus récentes.
Le théâtre turc aujourd’hui est très peu représenté en France. Hormis de rares travaux théoriques et quelques pièces traduites on pourrait presque dire qu’il s’agit d’une destination inconnue dans l’espace francophone. Pourtant, le théâtre turc compte de grands auteurs et une vie trépidante, comme l’atteste l’existence de cette pièce. Les théâtres nationaux, en Turquie, drainent encore aujourd’hui parmi le plus grand nombre de spectateurs au monde. La scène privée, comme la scène underground se développent à une vitesse folle, en dépit des atteintes à la liberté d’expression et de création que l’on connaît à présent.
En tant que femme de théâtre française, à la fois artiste et chercheuse, je souhaite aujourd’hui faire connaître ce théâtre foisonnant, porteur d’une histoire culturelle extrêmement riche, et entré dans une forme de résistance citoyenne et artistique que l’on pourrait presque qualifier d’exemplaire.