Daniel Keene a écrit Citoyens fin 2006 (le texte s'intitulait alors Les Dents du serpent – titre emprunté à l'une des répliques de la pièce : "Chaque larme qui tombe est comme une dent de serpent.") ; puis Soldats, un an plus tard, à la demande de la Sydney Theatre Company, pour créer un diptyque avec Citoyens (Les Dents du serpent devenant alors le titre générique du spectacle), en distribuant les mêmes treize comédiens. Les deux pièces peuvent néanmoins être montées séparément.
Citoyens se déroule le long d'un immense mur de béton, "mur de séparation" entre deux pays en guerre (ils ne sont jamais cités, mais on pense immanquablement à Israël et la Palestine). Au pied de ce mur, un chemin poussiéreux qu'emprunteront tour à tour les divers personnages, de la mi-journée à la tombée de la nuit.
Un vieil homme, accompagné de son petit-fils, pousse une brouette chargée d'un olivier qu'ils partent échanger contre un oranger dans un autre village. Une vieille femme se rend avec son fils à l'enterrement de son frère qu'elle n'a pas vu depuis vingt-sept ans. Un homme croise une jeune femme qui porte sa chienne blessée dans un grand carton ; elle doit l'amener chez un vétérinaire, l'homme décide de l'accompagner. Trois jeunes hommes ramassent des pierres qu'ils comptent lancer avec leurs frondes. Un jeune couple passe avec un caddie débordant d'affaires ; la femme est enceinte et a décidé d'aller accoucher dans un lieu plus sûr pour le bébé. Deux femmes se sont donné rendez-vous pour échanger des manuels scolaires et autres denrées devenues rares. Puis l'on retrouve certains des personnages, sur le chemin du retour, une fois accomplie leur "mission" du jour.
Soldats, que l'auteur décrit comme "un requiem", se passe sur une base de l'aviation militaire, quelque part en Australie, où cinq familles sont réunies pour accueillir les corps de cinq des leurs, soldats morts au Moyen-Orient, à des milliers de kilomètres de leur terre natale. Ces cinq familles ne se sont jamais rencontrées, mais elles sont là, ensemble, pour pleurer la perte d'un fils, d'un père, d'un mari, d'un frère…
Le gouvernement a prévu une cérémonie en l'honneur des disparus. Alors qu'elles attendent l'arrivée de l'avion rapatriant les corps, les familles désertent "l'enceinte officielle", trouvant refuge dans un vaste hangar, vide. C'est là qu'elles créent leur espace de deuil, où les mots "héros", "devoir" et "sacrifice" ont bien peu de sens. Là, où le poids de leur perte apparaît sans fard ni faux-semblants, les membres de chaque famille affrontent leur douleur, leur colère, leurs regrets ; ils se soutiennent ou se déchirent ; se souviennent. Chacun souffre seul, mais en compagnie d'autres gens qui partagent la même souffrance qu'eux. Ce lien étrange et terrible qui les unit est peut-être la seule consolation qu'ils trouveront.
Citoyens : La pièce nous montre comment ces êtres humbles luttent, vaille que vaille, pour continuer à vivre au quotidien, malgré l'état de guerre, à l'ombre d'un mur oppressant qui indique en permanence que l'ennemi est là, "de l'autre côté", un ennemi pour qui ils ne sont plus rien. L'auteur rend hommage à leur capacité d'endurance, à leur force de vie et d'amour, dans un texte où l'humanité nous est révélée dans ce qu'elle a de plus généreux et de plus vulnérable.
Soldats : Si les dialogues sont écrits dans une langue assez quotidienne, le texte est par ailleurs ponctué de monologues, écrits pour la plupart sous forme de poèmes, par lesquels les personnages inventent leur propre liturgie, loin des artifices de l'hymne national qui retentira, absurde, à la fin de la pièce.
Quelles sont les répercussions de la guerre sur la vie de gens ordinaires ? C'est à cette question que l'auteur répond dans ces deux textes, avec toute l'humanité et la compassion qui le caractérisent et qui nous touchent au plus près. Car si nous ne savons pas ce que c'est que de vivre avec la guerre, nous comprenons la soif et la fatigue ; si nous n'avons pas pleuré la mort d'un fils, nous comprenons tous le sentiment de la perte.