Une femme quitte son foyer et son boulot pour se retirer dans la maison abandonnée de sa grand-mère. Elle vient de négocier une suspension de la garde alternée de son fis de treize ans avec son ex-mari. Un jeune squatteur se voit expulser de sa planque temporaire et fait connaissance avec la maîtresse des lieux. Une biche se met au travers de la route et attaque une voiture dans la nuit. Des vieux piliers de comptoir d'une buvette de station-service font les philosophes. Sur un écran de portable apparaît la vidéo d’un adolescent victime de violence raciste de la part d’autres adolescents. Un lien parental explose. Un paquet de shit est jeté par la fenêtre. Une tablette s'éclate contre un arbre. Une femme bascule hors de la fenêtre. Des hommes tombent hors du monde.
La pièce sonde les failles d’une société où « l’amour est plus froid que la mort », pour reprendre un titre de Fassbinder ; elle traverse les ombres du présent avec un sens aigu de ce que sont les « vies minuscules » - comme chez Pierre Michon - mais sans dédaigner la violence mythique, le souffle des tragédies anciennes.
Palmetshofer ne prend pas la réalité en photo, il l’ausculte pour la réinventer. Il crée une langue à partir du mutisme ambiant. Il fait parler le silence.
Les Perdus capte ce présent qui nous force à constater l’uniformisation du réel, de « la vie matérielle » : partout les mêmes ronds-points, les mêmes lotissements, les mêmes lieux de passage, les mêmes stations-service. Partout le même ennui des jeunes qui jouent avec leurs portables et leurs tablettes. Partout les familles qui se défont et qui se recomposent, les arrangements entre couples séparés, les gardes alternées d’enfants déjà trop grands pour être ballottés de la sorte, et qui se réfugient dans un monde où la frontière entre le réel et le virtuel est dangereusement floue, servant d’exutoire à la violence du manque d’attention dont ils sont l’objet. Tout le monde semble enfermé dans sa carapace. Les solitudes se côtoient, en quête d’un semblant d’amour et de plénitude.
Des hommes et des femmes en train de se perdre, d’errer ou de partir en vrille : la pièce décline la perdition dans de multiples formes et expressions. Dans ce désarroi, les plus démunis deviennent philosophes. Surgit alors, dans la pièce, comme par surprise, un humour à des endroits où l’on ne s’y attend pas. Si les personnages des Perdus se battent contre le vide, ils le font avec une énergie qui tient le spectateur en haleine tout le long de la pièce.
C’est qu’il y a une langue, et elle n’est pas quotidienne. Elle donne la parole à ceux qui d’habitude ne l’ont pas. Elle se décline en différents niveaux de conscience. Structurée musicalement comme une partition polyphonique, faite de prises de parole sur fond de pensées inarticulées, en état de germe, fragiles, elle sonde une humanité démunie, clairvoyante par instinct de survie. Elle prend parfois la forme d’une litanie, comme une prière qui ne s’adresse à aucun dieu, à aucune instance supérieure, mais exprime une quête de salut inassouvie.