Teodoro Tigrov a été assassiné à coups de marteau.
Sa maîtresse affligée, Odette Malheur, a été témoin du meurtre. Mais la nuit lui a caché le visage de celui ou celle qui tenait l'arme.
Odette élabore donc un plan pour démasquer le meurtrier, et convoque sa sœur et son frère, Lise et Alberto Malheur, qu'elle n'a pas vus depuis vingt ans – depuis qu'elle s'est unie à Teodoro –, afin qu'ils l'aident à mener l'enquête.
Il y a cinq suspects : Mijail et Sonja Tigrov, jumeaux mélancoliques et taciturnes, enfants de Teodoro Tigrov et d'Odille Malheur, la sœur jumelle d'Odette, morte vingt ans auparavant ; et Alex, Damien et William Richardson, fils du même Teodoro et d'une certaine Margaret Richardson, conquise lors d'une faste partie de poker.
Les cinq suspects sont donc enfants du même père.
Mais ils ne le savent pas.
Ou ils font semblant.
Odette tisse sa toile et invoque les forces du mal afin que le désir empoisonne l'atmosphère. S'ensuit une multitude d'histoires passionnées, de mélodies exaltées, de désirs effrénés, de corps livrés à la passion la plus déchaînée. Cette cascade irrépressible d'émotions mènera à un final unique et démesuré que seule la chute du rideau pourra abréger.
Définie par son auteur comme un mélodrame, Les Sensuels explore et épuise jusqu'à l'excès les ressorts de ce genre populaire que Tantanian, auteur et metteur en scène de théâtre et d'opéra et chanteur, affectionne et travaille depuis ses premiers textes. Ici les désirs se croisent et s'enchevêtrent, se déclarent et se dédisent avec urgence et fébrilité, en musique et en chansons, mais loin de l'innocuité dont on pourrait préjuger à l'égard de ce genre.
Librement inspirée des Frères Karamazov, de Fiodor Dostoïevski, la pièce fait se croiser trois fratries, les Malheur, les Richardson, et les Tigrov, toutes trois liées par la figure spectrale de Teodoro, époux et père médiocre et tyrannique, assassiné au prologue dans une violente pantomime. Ces frères et sœurs qui ne connaissent que l'amour filial et fraternel, vont rencontrer leurs neveux et leurs demi-frères, et en tomber éperdument amoureux, comme Narcisse de son reflet. Dans une frénésie de révélations, péripéties et retournements, ils défieront, ce faisant, toutes les convenances amoureuses et sociales. Dans leur microcosme familial qui jamais auparavant ne fut traversé par le désir, un jeune garçon ou une jeune femme peut déclarer son amour à son demi-frère, comme un oncle à son neveu, et une femme d'âge mur peut se croire aimée par un jeune homme.
À l'origine de ce tourbillon d'émotions, un meurtre donc, et un sortilège, jeté par la veuve de la victime, Odette, qui, en Titania déchue et sombre, invoque les astres pour semer le trouble et le désir, mais aussi le désordre et le manque, dans les cœurs des enfants parmi lesquels se cache le meurtrier de son amant. Mais si cette prophétie originelle aux accents shakespeariens semble placer l'action sous le double auspice de la comédie et de la tragédie, la pièce se dérobe à la première pour faire glisser le drame vers la seconde et le priver d'une fin heureuse dans laquelle l'amour obtiendrait récompense. Et parce que la vengeance se fonde sur une idylle illusoire, elle ne peut se solder que par un massacre aussi absurde qu'extrême, celui des enfants innocents, auxquels survivront des aînés gorgés d'amertume, idiots de n'avoir pas vécu, et vaincus d'avoir fait de leurs enfants des pantins, des jouets brisés par leurs mains capricieuses.
Esthétiquement ancré dans le XIXe siècle européen qui inspire souvent l'auteur, ce texte réunit plusieurs éléments de la poétique d'Alejandro Tantanian : une esthétique romantique et décadente, cultivée par des personnages qui aiment l'ombre et la solitude de leur chambre, écrivent des lettres d'amour en forme de poèmes ou de chansons de variété, jouent au piano des pièces de Schumann, arpentent les cimetières, parlent avec leurs morts et flirtent avec le suicide ; des clins d'œil au cabaret avec le travestissement et la chanson ; une suite d'événements qui s'annonce et s'orchestre comme une représentation théâtrale et un rituel ; une place importante accordée à la musique et au mouvement des corps ; enfin une grande habileté à rendre palpables le désir, y compris le désir de mort, et la sensualité. Anachronique toutefois par sa façon de poser un cadre dramatique volontairement désuet pour mieux le faire exploser sous la force d'un désir démesuré et d'une sensualité hors-normes, ce texte n'en est que plus intemporel et subversif.