On trouve dans le texte lui-même un résumé de la « pièce dans la pièce » fait par le Bouffon : « La nuit, dans une ville assiégée par des armées contre-révolutionnaires, dans cette maison sont réunis des gens symbolisant en quelque sorte toutes les classes de la société. [...] Les rapports de ces gens avec le pouvoir révolutionnaire sont variés... le résultat, c’est... le résultat, c’est qu’après des discussions et de beaux discours tous vont s’enrôler dans l’armée rouge... donc... le sujet est beau, révolutionnaire... ». La pièce de Luntz met à nu cette utopie heureuse. En réalité, le Bouffon ne cherche qu’à masquer la réalité par des farces et attrapes, et la foule, toutes appartenances sociales confondues, a faim. Écrasée, épuisée, désorientée, elle hésite entre la soumission et la rébellion. Elle est gouvernée par l’espérance illusoire d’une « libération » qui lui rendrait le bien-être matériel, et surtout par sa propre peur : il est facile de la terrifier avec l’annonce, qui scande la pièce, de l’arrivée menaçante des « Singes ». L’irruption d’une « brigade rouge » qui multiplie perquisitions et arrestations met le comble à la panique et marque le signal de la rentrée dans la réalité : sur la scène, la foule construit avec les débris du théâtre démoli une immense barricade chargée de la défendre contre les « Singes » féroces, figuration invisible d’une menace sans identité claire.
Il est facile de reconnaître dans la pièce une allégorie de la période du « communisme de guerre », époque de confusion où fait rage, aux frontières, le combat entre les Rouges et les Blancs aidés par l’étranger, et où règnent, à l’intérieur, la faim, le froid, la mort, et les trafics en tout genre permettant de survivre. Le Théâtre échoue à distraire les gens et est contraint de disparaître s’il veut représenter justement l’époque. Seule subsiste la violence, dans la crainte d’un avenir inconnu et terrifiant, où le pouvoir soviétique se bureaucratise et cherche à s’imposer par la force. La figure des « singes » est le représentant de ce futur terrible.
Luntz revisite, avec une intensité dramatique et un sens du rythme qui lui sont propres, les codes d’un certain théâtre symboliste russe, allégorique, ironisé, marionnettisé, et en particulier la mise en abîme du « théâtre dans le théâtre » (La Baraque de Foire de Blok et sa mise en scène par Meyerhold), pour montrer la complexité d’une époque terrible et le jugement indécidable que l’art porte sur elle.