La pièce commence le matin, devant un bâtiment administratif de Lisbonne qui abrite le service de l’Immigration-Avec-Modération. Plusieurs personnages issus de la communauté africaine font la queue. Tout en se plaignant du froid et du temps d’attente, ils font connaissance. Il y a Tontontoni, vieux cap-verdien venu se renseigner pour un ami qui vient de mourir, la belle angolaise Cousine Sonson qui voudrait savoir si son nouveau-né peut obtenir la nationalité portugaise, le facétieux Jiji Le Mauresque qui s’adresse à tous dans un langage alambiqué, l’étudiant Makouvela et le mystérieux Manguimbo venu prolonger son séjour pour affaires. L’ambiance est bon enfant, les relations avec l’agent de sécurité cordiales, malgré l’impatience et les resquilles. On parle des nouvelles lois portugaises en matière d’immigration et de football : c’est un grand jour car l’équipe angolaise doit affronter les Portugais pour la coupe du monde. Jiji Le Mauresque propose à Tontontoni et Manguimbo d’aller patienter au Bistrot « Le Schengen » tandis que les autres garderont leurs places. Tandis qu’il parle au téléphone avec sa bien-aimée qui lui annonce un heureux événement et le presse de venir se présenter à sa famille, Tontontoni et Manguimbo échangent à mots couverts sur les affaires du dernier. Dernière scène dans les services de l’Immigration-Avec-Modération où l’on assiste au dialogue entre Cousine Sonson et une fonctionnaire chicaneuse, puis on se retrouve devant l’immeuble où vit Mina, la fiancée de Jiji Le Mauresque. Celui-ci a demandé à Manguimbo de l’accompagner pour faire office de « parrain » car il doit affronter pour la première fois sa future belle-famille.
L’action prend dès lors place dans cet immeuble. Comme Jiji hésite encore à sonner, ils entendent les gémissements de Fatou descendue accueillir les pompiers qui doivent lui rapporter « son mari » tout juste décédé. Ils montent chez Fatou et croisent alors Quim, l’oncle de Mina, qui monte chez son frère, mécontent et armé. Tandis que Fatou leur prépare à manger, on entend les réactions des supporters du match à la radio. Dans l’appartement d’en face, Mario et Nadine parlent de la situation de leur fille. Le premier est inquiet, contrarié par cette rencontre qui a lieu le jour du match, son frère Quim, pistolet à la ceinture, est de son côté, tandis que Nadine cherche à calmer le jeu, tout en préparant l’apéritif. Malheureusement, il n’y a pas moyen de se procurer du poisson frit. De l’autre côté, Jiji Le Mauresque tergiverse puis se décide à sonner chez les Rombo. L’accueil est tendu, malgré la joie manifeste de Mina. Longue scène dans l’appartement : le père et l’oncle toisent et questionnent Manguimbo et Jiji Le Mauresque sur la raison de cette visite, dans l’attente que le fiancé se déclare et assume ses responsabilités. Mais celui-ci, visiblement paralysé par le pistolet posé sur la table basse, multiplie les précautions oratoires sans parvenir à s’exprimer. L’arrivée opportune de Fatou, qui a besoin d’hommes pour porter le corps de son mari, leur permet de quitter le salon des Rombo. Aidé par Tontontoni qui vient d’arriver, ils installent le défunt dans son appartement, avant de reprendre les pourparlers. Même jeu qu’au début de la confrontation mais, finalement, Jiji annonce à la famille que Mina et lui attendent un enfant. L’humeur vire à la fête, malgré quelques relents de méfiance, et on allume la télévision pour regarder le match. Mais Jiji détient un second scoop : Manguimbo possèderait un diamant qu’il aurait avalé et qu’il chercherait à récupérer, d’où sa fréquentation récurrente et prolongée des toilettes. Quim et Jiji échafaudent un plan tandis que Mario regrette de ne pas pouvoir suivre en même temps la retransmission radiophonique du match, qu’il trouve plus émouvante. On envoie Mina et Jiji chercher la radio de Fatou. Et l’on ramène aussi le corps de son mari, grand amateur de foot : installé dans le canapé, il ne ratera pas une minute du match. Dans la cuisine, Quim demande à sa belle-sœur de préparer un met particulièrement laxatif pour le « parrain ». Dans le salon, la conversation va bon train, rythmée par les sous-entendus, la retransmission du match et les aller-retours de Manguimbo aux toilettes qui a englouti une assiette de fritons pimentés, sous l’œil vigilant de Quim. S’étant procuré un filtre à café, celui-ci le fait installer par Jiji dans la cuvette des toilettes afin de recueillir la précieuse pierre. Entretemps, arrive l’étudiant Makouvela. Il vient livrer le plat préparé par sa tante, dona Sonson : malheureusement, ce n’est pas du poisson frit. Mario Rombo s’étonne : tout le monde se connaît donc ? Mais oui, le bâtiment de l’Immigration-Avec-Modération est un haut lieu de rencontres entre Africains de Lisbonne, on y passe tellement de temps… Tandis que Quim supervise toujours les séjours de Manguimbo aux toilettes et l’état du filtre, catastrophe : une panne de courant, la télé s’éteint. Mario envoie Makouvela acheter des piles pour la radio et on décide de ramener le défunt chez lui. Mina, Manguimbo, Jiji et Tontontoni, en procession, à la lumière des bougies, rapportent le corps chez Fatou. Mario et Nadine commentent les événements de la journée, le pire étant, pour le premier, qu’il n’y ait pas eu… de poisson frit. Chez Fatou, Manguimbo est de nouveau pris d’une envie pressante. Il s’enfuit dans la rue, lançant à Mina un message qu’elle ne comprend pas. Elle le transmet à son oncle Quim, qui le rapporte à son tour à Mario : les deux frères connaissent l’expression démodée que Manguimbo a employée pour désigner les toilettes, elle leur rappelle leur père… Les rêves de diamant s’évanouissent tandis que des cris de joie surgissent de toute part. Impossible pourtant de savoir qui a gagné dans un quartier où se mêlent tant de communautés. Sur la terrasse de l’immeuble, sous le ciel étoilé, Mina et Jiji se cajolent et s’embrassent puis trébuchent sur des caisses pleines… de poisson séché.
Dans Les Vivants, le défunt et le poisson frit, Ondjaki jette un regard de connaisseur amusé sur la communauté africaine de Lisbonne. N’étaient l’humanité des personnages et la tendresse manifeste de l’auteur à l’égard de ses créatures (qui s’inspirent d’amis et de connaissances), on pourrait parler de « mécanique plaquée sur du vivant » (Bergson). Le ton est résolument humoristique, l’auteur révélant une parfaite maîtrise de la dramaturgie comique. Il y a d’abord le comique de situations, dont certaines sont des classiques efficaces (scène de présentation du fiancé aux parents) ou d’autres plus loufoques et plus originales : le mort installé dans le canapé pour regarder le match, la recherche d’un diamant dans la cuvette des toilettes. Dans ces deux cas, c’est le contraste entre mort et vie, entre pierre précieuse et scatologie qui garantit l’effet comique. Celui-ci tient aussi à la peinture des personnages qui emprunte aux caractères de la comédie : le fiancé cuistre et couard, le père autoritaire doublé d’un oncle sorti du sertão brésilien, le pique-assiette (Manguimbo), la veuve avare et pleurnicheuse (Fatou), le duo de choc formé par l’oncle et le fiancé en quête du « youkounkoun » (nom donné au diamant dans Le Corniaud)… Le comique repose également sur l’orchestration des dialogues, échanges serrés, rythmés qui jouent sur les ruptures de ton, les quiproquos, bien sûr, et les redites. La configuration des espaces dramatiques sous-tend, quant à elle, la dimension ludique (vaudevillesque) de l’ensemble, qu’il s’agisse de la porte infranchissable du bâtiment de l’Immigration-Avec-Modération ou de l’immeuble des Rombo, espace horizontal et vertical qui, avec ses appartements, ses cuisines, son palier, son escalier et finalement sa terrasse, a tout d’une machine à jouer. Comique de répétition, enfin, avec le motif du poisson frit que les personnages regrettent, tour à tour, de ne pas pouvoir déguster pendant le match. Sa résolution dans la scène finale, avec la découverte par les amoureux de caisses du fameux mets, prend des allures de miracle évangélique.
Connaisseur, donc, et membre lui-même de cette communauté africaine puisqu’il a vécu à Lisbonne, Ondjaki nous en offre ici une représentation qui, malgré la déformation propre au genre comique, renvoie à certaines réalités. Tous les pays africains lusophones sont représentés par les personnages et, ensemble, ils témoignent de leur vie au Portugal. Il y a les difficultés liées au statut d’immigré et les tracas administratifs qu’il apporte (surtout dans la première partie) mais aussi les tensions entre les générations, évoquées dans la scène de présentations : Jiji et Mina se sont affranchis de codes que défendent encore Mario et Quim, prêts à régler les problèmes à la mode ancienne, comme l’atteste le pistolet. En dehors de cela, les relations sont chaleureuses, faites d’entraide et de bon voisinage, d’un sentiment de fraternité, parfois réel et parfois affiché quand il peut rendre service (pour resquiller ou profiter d’un trafic aussi louche que juteux). L’amour du football, l’obsession pour la bonne nourriture de « là-bas » et la nostalgie du pays natal soulignent l’unité de la communauté. Si on peut déceler une critique du communautarisme, elle reste bon enfant, tout comme celle qui concerne les Portugais. Mario note avec humour le racisme inhérent aux expressions de l’arbitre (« une colère noire ») et il se plaint de payer trop d’impôts quand la télé tombe en panne. Quant aux personnages portugais (les « Tugas », comme on les appelle, équivalent de « Portos), ils sont épisodiques et assez ridicules : l’agent de sécurité qui joue la complicité avec les Africains ou la fonctionnaire suspicieuse, légèrement plus inquiétante.
Le propos d’Ondjaki n’est pas donc pas politique. Il ne s’agit pas d’évoquer ici l’histoire coloniale et les guerres d’indépendance, malgré quelques allusions ci et là (la familiarité des hommes avec les armes, un chant patriotique lancé par Manguimbo…). Il n’est pas non plus question de parler des relations actuelles entre le Portugal et ses anciennes colonies en-dehors du cadre amical et humoristique qu’Ondjaki fixe lui-même dès la dédicace : « Aux Africains qui ont choisi l’Europe comme deuxième maison ». Car ce que l’auteur met en scène, avant tout, dans sa pièce, c’est la langue portugaise dans toute sa diversité. Et ce qui frappe, de fait, outre la maîtrise de la dramaturgie, c’est la virtuosité langagière, chaque langue portugaise d’Afrique ou presque étant représentée. Il y a le créole cap-verdien de Tontontoni, la syntaxe particulière de Quim (imitée de l’Angolais), les mots africains que l’agent de sécurité portugais se targue de connaître mais déforme à tout-va… Il y aussi les accents, souvent précisés dans les indications scéniques, qu’il s’agisse du serveur du Bistrot « Le Schengen » ou des supporters de foot à la télé (« avec un accent portugais » ou « avec un accent angolais »). À cela s’ajoutent le langage alambiqué de Jiji, les quiproquos langagiers, les expressions pittoresques comme cette « Casa Andeia » où Manguimbo dit se rendre à la fin de la pièce et qui désigne les toilettes. L’amour qu’Ondjaki porte à la langue portugaise, visible dans ses romans, s’exprime ici dans un texte dramatique. Le fait que ce dernier ait d’abord été destiné aux ondes a sans doute compté : il a permis à l’auteur d’activer tous les ressorts de l’écriture théâtrale radiophonique dont on sait à quel point elle joue sur les parlers, les voix, les accents et les sons. Il a permis à l’auteur, en somme, comme le dit le poète et journaliste Abderrahmane Ualibo, d’écrire une pièce qui n’est autre « qu’une simple accolade à tous ceux qui célèbrent la langue portugaise de chacun ». Il va sans dire, dès lors, que la tâche du traducteur n’est pas des plus simples.