L’Origine du monde, portrait d’un intérieur

de Lucia Calamaro

Traduit de l'italien par Federica Martucci

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Italie
  • Titre original : L’origine del mondo, ritratto di un interno
  • Date d'écriture : 2011
  • Date de traduction : 2015

La pièce

  • Genre : Comédie dramatique
  • Nombre de personnages :
    • 3 au total
    • 3 femme(s)
  • Durée approximative : 180mn avec entracte
  • Domaine : protégé

Édition

  • Edité par : Actes Sud Papiers
  • Prix : 17.00 €
  • ISBN : 978-2-330-08409-7
  • Année de parution : 2017
  • 160 pages

Résumé

Pièce pour 3 comédiennes et 5 personnages : Daria, femme de 40 ans en dépression, sa fille (Federica), sa mère (Grand-mère), son psychanalyste, le narrateur.

La pièce met en action et en confrontation trois générations de femmes, une femme (Daria), sa fille (Federica) et sa mère, et questionne à travers leurs échanges, leurs non-échanges et leurs affrontements, la complexité de la transmission d’une identité féminine donnée : la femme comme berceau de l’humanité.
Daria se confronte à ces questionnements alors qu’elle traverse une dépression.

La pièce est structurée en trois parties :

- Première partie : Femme mélancolique au frigo

Daria, une mère de famille d’une quarantaine d’années, est recluse chez elle en pleine dépression. Elle y soliloque sur le sens de la vie en cherchant en vain des réponses au fond de son réfrigérateur, dans les brefs non–échanges avec sa fille adolescente, et dans un dialogue imaginaire avec sa thérapeute.

- Deuxième partie : Certains dimanches en pyjama

Puis sa mère arrive et prend la parole. Comme la fille Federica, la mère tente à son tour de ramener Daria à la vie. Elle conseille à sa fille les vertus de la résignation et vante la grâce et les bienfaits du quotidien, symbolisée par le torchon de cuisine.

- Troisième partie : le silence de l’analyste

Il ne reste plus à Daria qu’à se réfugier dans les silences de l’analyste, dernière manche de son affrontement avec le vide.

Regard du traducteur

Comme le suggère ouvertement le titre de la pièce, le nœud du problème est dans le nid, l’origine. En écho à cette problématique, l’action se déroule en huis clos, dans l’appartement (à la fois foyer et enfer) de Daria voire même dans son armoire, son frigo, son lave-linge, son sac à main. L’auteure trouve ainsi l’occasion d’une mise en situation qui ne fait pas sombrer le propos dans le pathos mais, au contraire, instille beaucoup humour dans l’évocation du malaise et de l’enfermement de Daria qui étouffe, se frotte et se heurte à une réalité quotidienne qui la renvoie sans cesse vers le centre, vers elle-même.

Daria est en pleine crise, et l’on suit au fil des dialogues ou de sa pensée intérieure, les questionnements métaphysiques mais aussi plus pratiques et l’exploration de la prise de conscience de cette mère en quête d’elle–même. Femme très cultivée et à l’humour implacable, Daria se réfugie dans les livres, les références littéraires, philosophiques, picturales (c’est ainsi que, se comparant aux natures mortes du peintre Morandi qui représentait des pots et des bouteilles, Daria affirme «aujourd’hui, je me sens comme un pot (…), pas une bouteille, non une bouteille, malgré tout même vide, a des ambitions, elle s’élance (…)») ou bibliques (n’oublions que nous sommes en Italie !) ou encore analytique (elle reste prisonnière de ses fonctions : fonction de fille, et sa mère est là pour le lui rappeler avec brusquerie et humour dans une verve directe ainsi que fonction de mère et sa fille est là pour lui rappeler ce rôle et les bonnes manières).  À certains moments, la fille Federica endosse également le personnage de l’analyste comme si le salut, les réponses pouvaient venir des enfants. Daria ne parvient à s’extraire de ces fonctions ni à se soustraire à cette succession filiale face aux deux femmes qui incarnent l’autorité de ce lien filial. Daria vide alors son sac, au sens propre comme au figuré, c’est un déballage de mots qui balance entre désespoir et humour à la recherche d’une voie personnelle entre sa fonction de femme-fille-mère, qui la handicape, et ce qu’elle ressent comme le plus terrible au monde : la solitude.

La pièce parle d’une réalité contemporaine et livre, en interrogeant l’origine, une comédie humaine dont l’écriture de Lucia Calamaro restitue, tout à la fois, les névroses de l’être et le comique.  Par sa langue et sa construction, la pièce installe une atmosphère singulière qui balance entre Pinter, Antonioni d’un côté et Woody Allen, Almodovar, de l’autre.  L’humour et l’ironie sont bien présents chez chaque personnage et l’on ne sombre jamais dans la souffrance pathétique malgré le malaise ressenti ou exprimé par Daria.

Ce qui, en qualité de traductrice, m’a touché dans cette pièce, au-delà même du sujet universel qui se rapporte au plus intime de tout à chacun (l’origine, la naissance, l’enfance, la filiation…), c’est la manière singulière dont l’auteure s’en empare par un travail sur la langue, la syntaxe et la construction. D’une part, elle use d’une langue qui pose constamment la question de la légitimité des mots, de leur place (dans une structure ou un propos), de leur force, de leur limite, et d’autre part, elle a recours à une construction qui mêle, emmêle, juxtapose deux sources qui alimentent le filet de voix des personnages : la pensée intérieure (réflexion livrée à soi-même) verbalisée et le propos formulé, adressé à autrui ; de plus, dans ce flux de paroles, l’auteure laisse souvent un vide ou plutôt un espace pour le sous-texte et l’ellipse propres à la réflexion intime. Calamaro choisit de croire dans la langue et dans la structure des phrases avec tous leurs défauts mais aussi leurs richesses et leurs complexités. C’est en cela une démarche remarquable dans le paysage dramaturgique contemporain italien.  Lucia Calamaro choisit une langue dense qu’elle fait évoluer dans une dramaturgie très moderne en ce qu’elle s’affranchit de certaines rigidités. Par langue dense, on entend un véritable travail de recherche, de mise en valeur voire d’exhumation d’une langue italienne, que l’on sait extrêmement riche et dense, mais qui s’est beaucoup appauvrie, ces dernières années, du fait de l’influence du langage télévisuel et de l’emploi croissant de vocables anglo-saxons. La question de la langue est ici en permanence posée, interrogée, contestée (Daria s’interroge sur l’emploi des phrases toutes faîtes, telle que « on verra » ou « après tout ce que j’ai fait pour toi »).  Le traducteur est invité à poursuivre cette exploration par l’outil de la traduction. C’est bien là l’une des difficultés de l’écriture de Calamaro qui lance ainsi un défi au traducteur : se plonger dans cette entreprise d’exploration et d’exhumation des mots.

De plus, autre particularité de la pièce, Calamaro insère cette langue dans une construction qui donne aussi l’impression de tourner sur elle-même, tout comme la pensée de Daria, qui ressasse constamment, tourne et retourne dans son esprit. La construction est ici très moderne et originale en ce sens que l’auteure avance en permanence sur un fil tendu entre la pensée intérieure qui court dans la réflexion et le ressenti des personnages, et leur confrontation verbale aux autres, au monde réel, aux objets comme les objets domestiques (le lave-linge, le torchon…). L’écriture ici procède constamment par va-et-vient entre la pensée intérieure, notamment celle de Daria, et les dialogues avec les autres personnages.

Du point de vue du plateau, cette construction dramaturgique est aussi très intéressante car elle conduit les comédiens à chercher la voie/voix la mieux à même pour formuler à l’intention du public une mise à nu publique du « dedans » intime, de l’intérieur. Le jeu théâtral se densifie lorsque cette voix croise, au cours d’un même flux de mots, le dialogue ou la parole adressée. Ces entrelacs, cette oscillation ouvre vraiment la porte à un type d’interprétation. De plus, ils apportent rythme et vivacité au jeu mais exige, pour que ni le lecteur ni le spectateur ne perde le fil de ce qui se dit, une rigueur dans l’interprétation et bien entendu, en ce qui nous concerne, dans la traduction. On touche ici à un autre point sensible à traiter dans le travail de traduction de cette pièce : cette oscillation entre pensée intérieure et pensée formulée s’opère de manière spontanée et en continu dans la bouche des personnages qui passent sans arrêt d’un niveau de pensée à un autre. La traduction doit donc s’attacher à respecter le ton de la confession tout en évitant l’amalgame structurel, à donner une grande fluidité au texte, à faire entendre le sens mais sans trahir les ellipses, les omissions, les sous-entendus, les raccourcis ou allusions volontaires de l’auteure. Restituer la densité de la réflexion et des échanges sans aller au-delà par péché de précision, de clarté. C’est un travail éminemment stimulant sur un texte qui nous fait redécouvrir avec enthousiasme le langage, le rythme, l’imaginaire et la puissance des mots.