La pièce commence à Moscou : Macha, actrice, et Ioura, banquier, dînent dans un restaurant à la mode. Ioura parle finances et mange des huîtres. Macha se cherche un lieu de vacances qui « ne soit pas à la mode ».
Macha s’est décidée pour Bocaux-sur-Oka, à trois cents verstes de Moscou. On y fait des conserves pour l’hiver, on y placarde des petites annonces, on y travaille à l’usine « Mars », on y fait la chasse au pédophile.
Elle rencontre l’Aborigène, le photographe local, qui sait encore tirer en argentique. Ils font connaissance. Il l’emmène visiter le Parc de loisirs Lénine, d’où l’on découvre un panorama sur toute la ville. Ils décident de s’écrire « de vraies lettres », elle l’invite à Moscou.
Chez l’Aborigène. Trois femmes : la grand-mère, active et friande de dictons ; la mère, une femme brisée, qui a échoué dans sa tentative pour aller à Moscou faire de la musique ; et la sœur, fiancée à Vis-Boulon, un débile, et elle-même très limitée (monologue sur la brosse à cils). Monologue de Vis-Boulon, qui a perdu le langage et ne parle plus que par monosyllabes.
L’Aborigène va déposer sa demande de visa pour Moscou : premier entretien d’admission. Échec.
Moscou : Macha et Ioura. Ioura évoque sa Moscou d’antan.
Macha et l’Aborigène échangent des lettres.
Ioura envoie son sosie se faire interviewer à sa place à la télévision. Meurtre bouffon en direct.
Deuxième entretien d’admission de l’Aborigène. Nouvel échec. Il sera « fustigé » pour sa méconnaissance de l’actualité moscovite.
Devant les menaces qui pèsent sur Moscou, l’« intelligentsia créative » décide d’« aller au peuple » rencontrer les « extraterrestres ».
Le visa est définitivement refusé à l’Aborigène. Tristesse. C’est l’automne à Bocaux-sur-Oka. Tout le monde hache des choux.
Arrivée des Moscovites, parmi lesquels Macha et Ioura. Moscou a été définitivement transformée en Centre de commerce et de loisirs. Elle sera reconstruite au fin fond du pays.
Les habitants de Bocaux accueillent les Moscovites en silence. Ceux-ci se mettent à hacher des choux.
L’Aborigène a développé et tiré les vieilles photos en noir et blanc de la Moscou « précapitaliste ». Le vent d’automne disperse les photos, qui s’envolent.
Les pièces de Ksénia Dragounskaïa ont en commun le jeu inattendu et cocasse qu’elles entretiennent avec la réalité. Loin de toute psychologie comme de toute idéologie, de toute intention « documentaire », l’œuvre de Dragounskaïa s’est construite dans les marges des tendances récentes du théâtre russe. C’est un théâtre humoristique et décalé, nostalgique et acide, discrètement fantastique, qui réinscrit les contes merveilleux russes dans un monde contemporain instable et inquiet. On y décèle des intonations tchékhoviennes détournées, un peu de la magie d’Evguéni Schwarz, tout un univers « sens-dessus-dessous » qui désigne avec malice le vrai monde de la Russie d’aujourd’hui et, plus largement, tout notre univers contemporain.
Il est difficile de restituer en français les connotations du titre que Dragounskaia a donné à sa pièce. La traduction doit prendre en charge la paronomase, ainsi que l’allusion à « la lune », qui fait de la pièce, comme toujours chez Dragounskaïa, une histoire « lunaire », hors réalité diurne. Peu accessible au spectateur français est la référence à Lunatcharski, qui fut, de 1917 à 1929, Commissaire aux affaires culturelles (c’est-à-dire ministre de la Culture et de l’Éducation Nationale) d’Union Soviétique. Son nom introduit un des motifs de la pièce, celui de la disparition, avec celle du monde soviétique, de l’utopie d’une « culture-pour-tous », réduite à l’état de souvenir mélancolique.
Le thème central de la pièce (que Dragounskaïa abordait déjà dans La sensation de la barbe) est celui du clivage géographique, temporel, culturel, qui, en Russie, s’opère entre la campagne russe et les deux capitales « globalisées ». La pièce est faite d’allées et venues rêveuses d’un monde à l’autre, entre les restaurants moscovites chics où l’on programme ses vacances à Haïti et la petite ville où l’on « peut picoler à mort », où l’on compte pour vivre sur la pension d’invalidité d’un débile local, où des jours durant on visse des bocaux de conserves. Macha, la Moscovite qui « fuit la mode », et l’Aborigène, qui développe des pellicules argentiques, écoute le Pink Floyd et lit les Questions de Philosophie de l’année 1979 sauront-ils trouver, entre nostalgie et désir de vivre, un langage affectif commun ?
Le bilan est pessimiste : dans un temps arrêté, le clivage est celui qui, au XIXe siècle, fracturait déjà la Russie de Tchekhov. Chez l’Aborigène, trois jeunes femmes (sœur, mère et grand-mère) radotent chacune à sa manière ; lui-même, qui rêve de Moscou, n’obtiendra pas son visa. Et la Macha de Dragounskaïa, devenue femme de banquier, échouera autant que celle de Tchekhov à échapper à un mariage décevant. Les Moscovites, chassés de chez eux par le triomphe de la société des loisirs, « iront au peuple » comme leurs ancêtres de 1880, et se retrouveront sur l’Oka à visser des bocaux. Rien n’a bougé, seul demeure le regret (peut-être, lui aussi, est-il illusoire et sans objet ?) qui disperse au vent les photos en noir et blanc de la Moscou « précapitaliste » du début des années 1980, les années d’adolescence de l’auteur de la pièce.
Dragounskaïa, en ironisant et renversant la référence tchekhovienne, fait passer en sous-main, par touches légères, une critique désenchantée de la Russie « capitaliste », « globalisée », et de son entreprise, côté cour comme côté jardin, de crétinisation des esprits. Cette pièce à l’air anodin a quelque chose d’une anti-utopie « soft », où rien ni personne ne sont épargnés : la bureaucratie, l’argent, l’église, les diverses incultures, la désinformation, la perte du langage, la perte de la pensée, la tyrannie du look. Dans cette vision rabaissée du monde, la seule révolution annoncée est celle de la « brosse à cils ». Les fissures qui lézardent la face du pays sont aussi celles qui chagrinent les esprits.
Un humour sans méchanceté apparente, une petite musique nostalgique, une sorte de fantastique enfantin et une structure dramatique ouverte, questionnante, inachevée, dotent la pièce d’une respiration légère, d’une intonation triste et gaie qui sont la signature de Dragounskaïa.
La pièce, montée par Alexandre Ogariov, a été jouée à Moscou en mars 2014 au « Théâtre-école d’art dramatique » sur la Sretenka, dont la vocation de théâtre laboratoire consonne avec l’inventivité formelle de la pièce.