Never Vera Blue raconte l’histoire d’une femme qui, au fil de ses années de mariage, en est venue à tellement douter d’elle-même qu’elle n’est plus capable d’affirmer en toute certitude combien elle mesure.
Prisonnière, comme le Petit Chaperon rouge dans le ventre du loup, elle se pose cette question vitale : comment (se) sortir de là ?
Ecrite à la suite d’entretiens avec des survivantes de violences domestiques, la pièce trace les méandres, mentales et physiques, d’une femme qui doit se retrouver – savoir à nouveau qui elle est – pour se sauver, dans tous les sens du terme : fuir, et ainsi préserver son intégrité mentale et physique (et celle de ses filles), accepter une guerre ouverte pour échapper à cette autre guerre, plus discrète, plus redoutable aussi peut-être, qu’est la maltraitance psychique.
Dans un monologue pour comédienne virtuose, l’autrice entremêle, sans ménagement mais avec une tension croissante, quatre fils narratifs :
- la situation présente (traitée avec le plus grand réalisme) : la narratrice est prisonnière de ce qui s’avère peu à peu être un estomac
- une relecture du conte du Petit Chaperon-rouge : qu’est-ce qui fait qu’on se jette dans la gueule du loup alors qu’on voit parfaitement les oreilles velues dépasser du bonnet de nuit ? Et de quoi la petite fille et sa grand-mère ont-elles bien pu parler dans le ventre de la bête ?
- l’histoire d’un soldat caché dans une grotte : un film que la narratrice aurait vu il y a longtemps, peut-être ? Ou le moyen qu’elle a trouvé d’exorciser par l’imaginaire sa propre guerre ?
- le fil des souvenirs : dans une alternance de récits et de dialogues au cordeau, sont progressivement dévoilées les manipulations psychiques et l’escalade de la violence, l’air de rien d’abord, puis dans toute leur glaçante subtilité, jusqu’à l’épisode qui déclenche enfin le réflexe de survie et la décision de fuir.
Il y a dix ans, j’ai traduit la première pièce d’Alexandra Wood, La Onzième Capitale, une variation sur les jeux de pouvoir en régime totalitaire inspirée par la relocalisation de la capitale birmane de Rangoun au milieu de nulle part par la junte militaire en 2005. J’écrivais alors :
« Six scènes passablement glaçantes mettent en scènes des personnages toujours différents mais dont les histoires se recoupent, autour de celle, ainsi racontée en creux, d'un fonctionnaire délocalisé de force : ces duologues (pour la plupart) ressemblent à des parties d'échec aux règles dangereusement mouvantes, aux enjeux à la fois dérisoires et vitaux.
Dans un système fondé sur la paranoïa, manipulation du langage et sadisme psychologique ne sont pas l'apanage exclusif des puissants : à tous les échelons de la société, on n'assure sa survie qu'en assujettissant l'autre – voisin, associé, collègue, « ami ».
En six vignettes implacables qui vont bien au-delà du simple exercice de style, Alexandra Wood fait le portrait de la plus terrible des solitudes : celle d'un monde sans fraternité. »
Dans les pièces qui ont suivi, j’ai retrouvé un talent d’écriture et le désir de s’emparer de sujets à forts enjeux, mais pas la fulgurance, l’évidence et l’économie de moyen de ce premier texte. J’ai fini par ne plus suivre que de loin le travail de cette jeune autrice.
Jusqu’à Never Vera Blue.
Dans ce monologue qui commence comme une conversation autour d’une tasse de thé et se termine en poignant réquisitoire pour l’émancipation d’une femme sous emprise, Alexandra Wood renoue avec sa capacité à évoquer, avec une impressionnante légèreté de touche, ce qui fait qu’une personne, par le simple pouvoir des mots, arrive à saper l’assise d’une autre, jusqu’à presque totalement la détruire.
Minutieusement construit, tout en apparentes digressions qui ne nous en conduisent que plus redoutablement à la lente compréhension du quotidien de la femme qui nous parle, ce texte présente avec une acuité particulière les difficultés inhérentes à toute traduction : l’essentielle question du rythme et du choix des mots.
C’est dans l’usage habile et pervers du langage que le mari de la locutrice exerce sa plus grande violence – même si c’est un épisode de brutalité physique dont est victime sa fille qui donnera à cette femme le ressort de la décision du départ et de l’affirmation de soi.
Ce type de manipulation est un abus mental bien connu des psychologues, qui lui ont donné le nom de gaslighting (« détournement cognitif » au Québec), d’après le titre de la pièce Gas Light, fameusement adaptée au cinéma avec Ingrid Bergman dans le rôle de la femme qui croit devenir folle : l'information est déformée ou présentée sous un autre jour, omise sélectivement pour favoriser l'abuseur, ou faussée dans le but de faire douter la victime de sa mémoire, de sa perception et de sa santé mentale. Les exemples vont du simple déni par l'abuseur de moments pénibles qu'il a pu faire subir à sa victime (y compris des abus physiques), jusqu'à la mise en scène d’événements étranges afin de la désorienter.
On a donc enfermé la locutrice de Never Vera Blue dans un monde où les mots sont des sables mouvants, un monde où, fatalement, sa perception des situations lui est renvoyée comme étant relative, biaisée, pathologique. Tout le travail d’émancipation de cette femme consiste à reconquérir le droit aux certitudes, le droit de dire « je sais ».
La traduction est un exercice où il est bien rare de pouvoir dire « je sais » : pour autant, en travaillant sur cette pièce, il m’a fallu plus que jamais peser mes choix.