Dans la clairière d’une forêt féerique vivent paisiblement des petits animaux. Ils passent leurs journées à boire du thé et manger de la confiture. L’un après l’autre, ils disent se rendre derrière un petit buisson pour prier Petit-Bon-Dieu. Dans cette forêt où Souriceau est le chef, l’euphémisation du langage est la règle. Chacun doit « parler comme si tout était petit et pouvait tenir sur une seule de ses dents. » L’arrivée d’un Chaton noir venu de l’extérieur dévoile le problème central de cette communauté : leurs déjections. Les habitants de la forêt ne parviennent pas à s’avouer qu’ils font des « crottes » et non des prières à Petit-Bon-Dieu. Un seul d'entre eux, Cigogneau, ne fait pas « ça » et pour cette même raison sera jugé et condamné. Peu à peu, la nature du régime installé par Souriceau se révèle et confronte les petits animaux au prix à payer pour le réconfort du mensonge. Petit-Bon-Dieu sous-titrée « Comédie pour petits et grands » est un conte orwellien aux inspirations harmsiennes.
Petit-Bon-Dieu est une dystopie satirique dans laquelle la destruction du langage opère par le biais d’euphémismes. La distinction des notions de bien et de mal, de mensonge et de vérité s’en trouve directement affectée. La pièce questionne les mécanismes collectifs et les arrangements personnels par lesquels peut advenir l’instauration d’un régime totalitaire.
Valery Pecheikin décrit Petit-Bon-Dieu comme « une pièce pour adultes qui traite de problèmes d’enfants. Car en tant que société, nous traversons en ce moment l’étape de « questions d’enfants » : pourquoi faut-il faire le bien et pas le mal ? Une question banale appelle toujours une réponse non banale. » Pour Petit-Bon-Dieu, Pecheikin s’est inspiré du modèle familial patriarcal traditionnel (que l’on retrouve dans plusieurs de ses pièces) et l’a élargi à une société de petits animaux. Un peuple infantilisé pour lequel Souriceau ferait figure de père.
On peut voir en Petit-Bon-Dieu un pamphlet politique où l’on reconnaîtrait Vladimir Poutine dans le personnage de Souriceau et Kirill Serebrennikov ou encore Alexeï Navalny en Cigogneau. Néanmoins, la pièce écrite avant le début de « l’affaire Serebrennikov » dresse un portrait social qui ne se limite pas à la Russie contemporaine.
Que l’on y lise une satire familiale ou politique, Petit-Bon-Dieu pose la question du bien et du mal mais aussi celle du prix de la vérité comparée au réconfort du mensonge. On trouve dans les discussions de Chaton et Souriceau des échos des échanges entre Luca et Satine dans Les Bas-fonds de Gorki mais aussi du discours d’Ivan dans Les Frères Karamazov sur le prix des larmes d’un enfant. Face au choix de rester dans la forêt enchantée ou repartir d’où il vient, Chaton commence d’abord par accepter les conditions de Souriceau. Or, le confort de la forêt féerique tient sur l’hypocrisie générale, l’oubli du passé et l’élimination des dissidents. Le sacrifice de la vie de Cigogneau lui semblera être un prix trop élevé.
« Le mensonge est la religion des esclaves et des patrons... La vérité est le dieu de l'homme libre » écrit Gorki. Avec Petit-Bon-Dieu, Pecheikin explore l’espace qui se situe entre les deux. La zone grise.
Le comique naît de l’outrance du langage, de ses sonorités, du mélange des registres et de ses contrastes mais aussi de l’absurde des situations. Le rire se fait jaune dès lors qu’on reconnaît dans le fonctionnement de cette société bestiale le reflet si peu déformé de l’actualité. « Tout cela serait drôle si ce n’était pas si triste » dit une expression populaire empruntée à Lermontov.
Kirill Serebrennikov au sujet de Valery Pecheikin [1]
« Le petit Valery Pecheikin… Et bien quoi ? Tout est clair. Un grand auteur, un grand dramaturge. Ce n’est pas une avance, c’est une certitude. Ça se voit déjà à ses pièces de théâtre et à ses autres textes, à ses prises de position, à son ardeur au travail, à son amour de la langue russe dans toutes ses variations et son ampleur… Gogol, Zochtchenko, Harms, Haritonov et beaucoup “d’extravagants” et de “voyous” de la littérature russe se trouvent parmi ses maîtres et ses mentors…
C’est un moqueur or chez nous les moqueurs ne sont pas toujours les bienvenus. “ Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur !” Mais il est vivace le petit Valery, à l’œil malicieux et au petit sourire en coin, tel un culbuto, tel le Soldat voyageur de Stravinsky qui parvient à tromper le diable en personne, tel Kolobok qui a échappé à tout le monde… tel Petrouchka. Il dit et écrit, tel quel, ce qu’il pense et ce qu’il sent. Sans égard pour. Libre, libre. Le talent est un dérivé de la liberté. Faut-il encore aimer la vie, aimer les gens, aimer la langue même si le temps est à l’absence de langue. Le petit Valery les aime. Triste et drôle. Comme Petrouchka. »
[1] Texte traduit du russe, écrit pour l’édition du recueil de pièces Lucifer publié aux éditions KOLONNA Publications.